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Armance, femme, médecin (et mère) de famille

Mamie quatre-quarts.

Dans chaque village doté d'un médecin sévit une Mamie Quatre-quarts.

Mamie Quatre-quarts, elle est gentille, douce, elle est toujours de tenue impeccable, maquillée, pomponnée, bijoutée, un peu clinquante. Tout le monde la connait, et elle connait tout le monde. Elle est même la confidente de tout le monde.

Elle ouvre la porte à qui est en désarroi, et prend le temps d'écouter, elle console, elle rassure, elle aide. Tout le monde est unanime pour dire qu'elle est formidable. Elle qui souffre tant.

Car il paraît que la vie ne l'a pas toujours gâtée, à elle. Elle n'a pas l'air comme ça, mais tout le monde sait et dit que son mari la bat. Lui, on ne le voit jamais, il est toujours bourru, occupé à ses affaires dans son coin. D'ailleurs, ça fait des années qu'ils occupent chacun la moitié de la maison. Il n'a pas l'air, comme ça, et d'ailleurs, ils le disent à la télé, les maris violents ont toujours l'air comme tout le monde, pour tromper leur monde.

Et Mamie Quatre-quart, elle n'en parle jamais, de son mari qui la bat. Si on fait des allusions, elle regarde en l'air pendant quelques secondes, et dit qu'elle préfère ne pas en parler, que les problèmes des autres sont prioritaires sur les siens.

Elle a un médecin traitant, Mamie Quatre-quarts. Ou plutôt, elle en a changé récemment. Elle "avait" le Dr. Dévoué, un bon médecin de campagne comme on n'en fait plus, et comme on n'en fera plus. Il était gentil, attentionné, connaissait tout sur tout le monde, depuis le temps qu'il exerçait ici. Il savait tenir compte de l'histoire de chacun, lui, il devinait tout, lui.

Un jour que Mamie Quatre-quarts était pas bien, il lui avait donné un médicament efficace. C'était pas une dépression, ah non non non non non, Mamie Quatre-quarts, ça ne peut pas lui arriver, à elle qui est si solide et qui affronte tant de malheurs seule. C'est juste qu'elle n'arrivait plus à dormir, qu'elle n'avait plus goût à rien, qu'elle ne voulait plus sortir de chez elle ni se laver, qu'elle était triste et se disait que ce serait mieux qu'elle ne soit plus là. Mais NON, c'était pas une dépression, elle insiste pour le dire.

Donc son Dr. Dévoué lui a "donné" un médicament formidable. C'était un petit comprimé tout long, un peu comme une baguette, que l'on pouvait couper en quatre. Au début, il lui suffisait de glisser un seul petit morceau de ces baguettes sous sa langue, et elle se sentait légère dans l'heure qui suivait. Les petits morceaux de baguette lui permettaient maintenant de passer des nuits sereines.

Et il était généreux, le Dr. Dévoué, car une seule boîte de ce médicament renfermait trente baguettes de quatre morceaux, ce qui lui augurait cent-vingt nuits sereines!

Alors, de temps en temps, quand elle allait chez le Dr. Dévoué tous les mois pour faire renouveler son traitement pour la tension, parce que le Dr. Dévoué, il insistait pour "suivre de près sa tension, on ne sait jamais", il lui demandait si elle dormait bien, et elle répondait que oui. Et au bout du quatrième mois, elle lui a demandé de lui prescrire de nouveau les baguettes miraculeuses. Il lui a demandé si elle en prenait encore, et a répondu que ça lui arrivait encore parfois. Le Dr. Dévoué n'était pas informatisé, ne notait pas toujours tous les détails de chaque consultation, qui serait à même de le faire en voyant autant de patients chaque jour, et en ayant l'impression de tous les connaître par coeur? Alors, de temps en temps, en plus du traitement pour la tension, il rajoutait les "qui se coupent en quatre". Après tout, il désirait en priorité le bien-être de ses patients. Et la visiteuse médicale le lui avait dit: "un quart, c'est vraiment pas beaucoup, comme dose, certains patients en psychiatrie prennent trois voire quatre comprimés par jour"!

Arriva ce qui devait arriver, le Dr. Dévoué prit sa retraite. Il ne fut pas remplacé immédiatement, la mairie a fait des pieds et des mains pour attirer un jeune docteur, ça a pris du temps, mais il a fini par en arriver un, et il était temps, les élections municipales approchaient à grand pas. Il n'était pas de la région, on aurait préféré un enfant du pays, mais... ils s'en vont tous, les enfants du pays!

Faute de grive, on mange des merles, on a fini par petit à petit aller voir ce Dr. Padici. C'était pas le même style que le Dr. Dévoué. Certes, il était jeune, bien sur lui, à parler sans accent. Il examinait complètement à chaque fois. Mamie Quatre-quart a fait la timide la première fois, mais finalement, se faire examiner par un beau jeune homme, même pas d'ici...

Ce nouveau docteur la changeait décidément beaucoup. Il passait un petit temps en consultation à taper des choses sur son ordinateur qu'elle ne pouvait pas voir. Et puis, il lui a dit que, pour sa tension, une consultation tous les trois mois suffisait. Elle en était outrée: soit il n'avait pas envie de la voir, soit il prenait son problème de tension à la légère. Décidément, ces jeunes, on va finir par croire qu'ils ne veulent vraiment pas travailler!

Lors de sa première consultation avec le Dr Padici, Mamie Quatre-quarts n'a pas oublié de dire qu'elle prenait un petit quart de baguette le soir, comme ça, de temps en temps, pour "aider à dormir", et que justement elle était à cours, qu'il faudrait lui en marquer une boîte, qu'elle n'en prend vraiment pas souvent, oh non non non non, juste une fois de temps en temps, mais là, il n'y en a plus, et elle a peur de passer une mauvaise nuit, et dans trois mois, ça fait loin, sinon, elle va être obligée de revenir avant rien que pour ça.

Au renouvellement suivant, une fois l'ordonnance faite, elle demande au Dr. Padici:

- Vous m'avez marqué le médicament pour dormir?

Le Dr Padici, un peu piqué au vif de se voir demander un anxiolytique comme une baguette de pain ne se démonte pas, et la passe d'arme commence:

- Vous ne m'en avez pas parlé, je ne peux pas deviner.

- Je vous en ai parlé la dernière fois. Vous ne l'avez pas mis, dans votre ordinateur?

- Vous m'aviez dit que vous en preniez occasionnellement, j'ai marqué une boîte, logiquement, il doit vous en rester, ou alors si vous êtes à court, ça veut dire que vous en prenez bien plus que vous ne me le dites.

Mamie Quatre-quart est furibarde après ce jeune docteur qui se mèle de ce qu'elle estime ne pas le regarder. Il vient de mettre le doigt sur ce qu'elle ne veut pas s'avouer depuis des années: elle ne dort pas sans son médicament. Et puis après tout, le Dr. Dévoué lui a donné pour son bien à elle, et elle ne voit pas ce que vient contester ce jeune toubib même pas d'ici, qui ne la connait même pas, sur ce qui lui fait du bien. Le Dr. Dévoué, lui, il la comprenait.

Le Dr. Padici tente la pédagogie. Il lui explique les mécanismes de la dépendance, les effets secondaires à long terme des baguettes prises quotidiennement, notamment les troubles de la mémoire, les vertiges, les chutes, en plus de la dépendance.

Elle refuse d'écouter: elle n'est pas une droguée, elle, d'ailleurs, elle n'a pas un look de junkie. Elle en a besoin et le Dr. Padici ne semble pas l'admettre. Le Dr. Dévoué la comprenait, lui. Elle s'en fout, de la santé Publique et des études sur les médicaments.

Elle sait au renouvellement suivant que le Dr. Padici "va râler", "il n'aime pas ces médicaments". Elle commence par envoyer une excuse avant de demander la boîte de baguettes.

- J'étais pas bien ces temps-ci, j'en ai pris plus que d'habitude. Ne me faites pas la morale.

Le Dr. Padici reprend: ce n'est pas une histoire de morale, de bien ni de mal, mais de regard en face de la réalité, et d'anticipation sur les soucis à venir. Il lui propose d'essayer de diminuer sa consommation, ou de tenter un autre traitement pour essayer d'arriver à se passer de ses quatre-quarts. Elle propose de temporiser et réfléchir. Il lâche une boîte sur l'ordonnance.

Elle part en regrettant le Dr. Dévoué qui ne lui posait pas toutes ces questions. Elle venait tous les mois, il faisait l'ordonnance, et les choses étaient plus faciles.

Le Dr. Padici est désabusé. Il a l'impression que ces quarts de baguette, elle les prend comme des bonbons, chaque fois qu'elle est en difficulté. Il est d'ailleurs désabusé, car il sait qu'elle n'est pas seule. Il lui arrive souvent, comme tout médecin généraliste, de recevoir des patients en désarroi qui viennent lui demander une aide. Il les accueille, les laisse parler et expliquer leurs difficultés. Il s'occupe aussi de savoir ce qu'ils ont entrepris eux-même pour essayer de s'en sortir avant de venir le voir, pour évaluer quelle sera la marge de manoeuvre. Et il n'hésite pas à poser des questions sur ce que les patients ont pu faire ou prendre pour se soulager.

Voir un psy? "Ah non, je suis mal, mais pas à ce point là, je suis pas fou, moi, docteur!".

Alcool? "Bof! Comme tout le monde". Le Dr. Padici le sait par expérience: tout le monde boit exactement comme tout le monde, c'est bien connu.

Cannabis? "Ah non, pas quand même, pour qui me prenez vous!" Le Dr. Padici sait qu'il n'y a pas d'âge pour rouler des joints.

Médicaments? "On m'a donné un truc à mettre sous la langue, ça allait mieux après".

Le chemin est encore long pour faire admettre dans les mentalités qu'un traitement prescrit à un patient peut être dangereux s'il est pris par un autre.

Le Dr. Padici regrette que les petite baguettes dont un seul quart suffit à soulager une grande majorité des patients et dont la dépendance induite est maintenant bien établie soient encore vendus par boîte de trente comprimés, et pas par sept ou quatorze comme d'autres médicaments de la même famille qui partagent les mêmes risques.

Il le regrette d'autant plus que depuis qu'il essaye de fermer le robinet à baguettes de Mamie Quatre-quarts, il constate que, parmi ses patients en désarroi, ils sont de plus en plus nombreux à lui expliquer qu'ils sont venus consulter sur les conseils d'une amie qui leur veut du bien et qui leur a donné un petit médicament qui les a soulagés quelques heures. Elle leur a d'ailleurs demandé de se faire prescrire une boîte de ces baguettes miraculeuses pour pouvoir récupérer les quelques quarts qu'elle leur a avancés, car elle, elle en a besoin.

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En même temps, je me dis (douloureusement) que ceux qui ont inventé la présentation de ce comprimé ont été BRILLANTS. Un quart... C'est pas comme si on le prenait pour de vrai puisque c'est qu'un quart...<br /> Le concept d'addiction aux benzo est déjà difficile à faire admettre, mais alors addict à un &quot;morceau&quot;? Naaan, impossible. Brillants les mecs. <br /> Quand je donne une benzo (ça m'arrive, si, des fois), jamais je ne la choisis, celle-là. Elle est trop perverse avec son air de presque rien... Elle nous embobine, elle connait le truc. Je l'aime pas cette manipulatrice.<br /> Elle est comme le mot &quot;juste&quot;, ce traitre. Juste un quart, juste pour cette fois, juste pour moi, ad lib
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A
Et le petit pilulier en-dessous de la boîte qui se démonte pour que tu puisse promener tes quarts discrètement dans ton sac à main...
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Et cette petite boite, comme une boite de chewing-gum... Pas de blister, &quot;juste&quot; une petite boite qui fait kch kch quand on la secoue, et dont on ne voit pas diminuer le stock. Brillants j'te dis.
A
Effectivement, la présentation est redoutablement bien pensée, et une seule boîte contient suffisamment de doses pour atteindre un seuil de dépendance.<br /> Je ne l'initie pas non plus.
B
Et dire que j'ai été accro pendant un an à ces petites baguettes aussi... bon, je prenais pas les quatre quarts par jour, juste un ou deux quarts... pendant un an... Froid dans le dos rien que d'y repenser...
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A
Entre la présentation trompeuse, et le discours faussement rassurant des visiteurs médicaux, médecins et entourage familial, il est très facile de tomber dans le piège sans en avoir conscience. <br /> Tu as réussi à t'en rendre compte et à t'en défaire, c'est le plus important.
B
Bah voilà... un tout petit quart... allez, je vais mieux dormir... allez, un autre petit quart avant de faire cours à cette classe difficile... ah mince, faut aussi que je prenne un petit quart le dimanche quand je prépare mes cours... et un petit quart pour m'endormir même pendant les vacances... et un autre petit quart avant de reprendre le train en fin de vacances... et... etc etc etc<br /> Un an comme ça... brrrr
A
L'aspect du médicament est trompeur: un tout petit quart, c'est pas beaucoup, ça n'a l'air de rien, et on se dit aussi que si c'était dangereux, on ne vendrait pas autant de quarts dans une seule boîte...
C
Je me dis une fois de plus que s'installer en cab de groupe avec des collègues qui ont bien éduqué leurs patients, quel luxe ! Je te lis depuis longtemps et commente pr la 1ere fois, faut un début à tout! continue d'écrire aussi bien ce qui nous touche!
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D
Très bel article. Quand les valeurs et préférences du patient sont confortées par le rouleau compresseur sociétal de la médicalisation, lorsque l'anesthésie des émotions sous prétexte d'humanisme est médiée par certains médecins mêmes, le (bon) généraliste/spécialiste trouve sa raison d'être. Mais que c'est difficile!
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