24 Janvier 2016
-Docteur, vous pouvez me marquer la pilule, aussi? Et comment ça se fait qu'à chaque fois, on ne me fait des ordonnances que pour trois mois?
Deux questions arrivent en fin de consultation pour un motif qui n'a rien à voir, les deux cachant plus une injonction qu'une interrogation: "du temps qu'on y est, faites-moi une ordonnance de contraceptif mais pour un an".
Que vais-je répondre d'emblée?
Oui, tout de suite, après tout, je suis là pour aider les patientes, la pilule, c'est rien, tout le monde en prend, et puis c'est bon, on a fait assez de trucs comme ça pour aujourd'hui, j'ai du monde qui attend derrière... ?
Non, il faut pas déconner, je ne suis pas un distributeur à ordonnances, vous n'avez qu'à prévoir avec votre gynéco, et s'il vous fait revenir tous les trois mois pour ça, c'est que c'est un escroc... ?
Oui mais...
La contraception m'intéresse en tant que généraliste, ça fait partie de mon job, je sais que les femmes ne pensent pas assez aux sages-femmes pour ça, et que les délais de consultation sont trop longs chez les gynécologues.
Puis-je prescrire la pilule? Assurément oui.
Puis-je prescrire la pilule pour plus de trois mois? Oui, je fais des ordonnances d'un an.
Puis-je prescrire la pilule pour un an sans consultation dédiée préalable? Non, c'est d'ailleurs pour ça qu'elles ne sont pas en vente libre.
Alors, pour répondre à toutes les questions, passons à la seconde.
D'abord, qui a fait à cette patiente des ordonnances de trois mois?
- Ben... C'était ici...
Grâce aux merveilles de l'informatique qui fonctionne, je retrouve des ordonnances, non rattachées à des consultations.
- Je téléphone, et on me fait des ordonnances de 3 mois.
Oui, car la prescription de contraceptif nécessite quelques précautions et informations, j'estime donc qu'elle nécessite une consultation par an, pas plus, pas moins. D'ailleurs, les réglementations vont également dans ce sens. Alors on a fait jusqu'ici des ordonnances de dépannage, en attendant que la patiente s'organise pour consulter spécifiquement pour ça.
Donc, pour répondre en substance aux deux questions de la patiente: non, je ne prescris pas au claquement de doigts des patients car j'engage leur sécurité et ma responsabilité lorsque je signe une ordonnance, oui, je prescris des contraceptifs, mais après une consultation préalable, et oui, j'ai fait jusqu'ici des ordonnances courtes car je n'avais pu réunir les conditions pour en faire une longue.
Il m'a fallu quelques années pour en arriver là, car pendant toute ma formation, j'ai surtout appris à dire OUI à tout sans réfléchir, et même parfois à dire OUI aux choses les plus absurdes.
Ca commence en première année.
-M'sieur! Eh M'sieur! Vos trucs, là, les acides aminés essentiels, je veux bien que ça soit important, mais ça va vraiment nous servir de les apprendre tous par leurs noms et leurs structures moléculaires? Parce qu'à ce rythme là, c'est pas neuf ans qu'il nous faudra pour apprendre à soigner des gens!
-Mais vous ne vous en rendez pas encore compte, c'est très important! Surtout si un jour vous devenez comme moi chercheur en biochimie...
-Mais M'sieur! On est presque six cents dans cet amphi, il n'y en aura que soixante qui pourront un jour apprendre la suite, et sur ces soixante, il y en a pas beaucoup qui feront de la recherche en biochimie, sans vouloir vous vexer.
-Oui, mais bon, il faut aussi voir que le gros du programme, vous l'avez tous à peu près bûché, alors il faut bien qu'on trouve un truc pour départager le soixantième qui aura le droit de devenir médecin du soixante et unième qu'on va laisser sur le banc de touche.
-Mais M'sieur, c'est complètement con de nous départager sur un truc aussi inutile! Et si on veut pas, si on dit NON?
-Ben vous n'aurez jamais votre concours, et vous ne serez jamais médecin.
-Bon... Ben OUI, alors...
Ca continue pendant les premiers stages de sémiologie:
-Eh M'sieur! M'sieur! Pourquoi on va pas voir les patients? On nous a dit qu'on allait apprendre la clinique, les voir, parler avec eux, apprendre à les examiner, et on se retrouve dans le bureau dans une blouse blanche à parler avec vous!
-Oui, mais ici, vous êtes dans un service d'ENDOCRINOLOGIE, et le stage a lieu après les cours, de dix-sept à dix-neuf heures.
-Ben oui, et alors?
-On vient de faire les insulines, et ON NE DERANGE PAS UN DIABETIQUE QUI MANGE.
-Et on ne peut pas venir à un autre moment?
-C'est pas prévu par l'administration.
-Et si on s'arrange autrement?
-On ne validera pas votre stage, et il faudra le refaire.
-Bon... Ben oui, alors...
Et ça devient du quotidien pendant l'externat:
-Eh M'sieur! M'sieur! Au lieu de passer la matinée à faire des ECG qu'on ne sait pas lire et à classer des examens complémentaires dans des dossiers, on pourrait pas aller, je sais pas, moi, au bloc, voir comment ça marche, comment on fait les opérations, les anesthésies, tout ça...
-Il faut que la totalité de votre mission soit accomplie! On vous a demandé de tenir des dossiers au carré!
-Et si on veut pas?
-On ne pourra pas valider votre stage...
-Bon, ben oui, alors...
Ma maigre victoire de graine de rebelle, dans ce stage a été de refuser le nourrissage quotidien des poissons de l'aquarium de la salle d'attente en échappant à des représailles.
-Eh M'sieur! M'sieur! Et si, au lieu de venir faire huit gardes de vingt-quatre heures aux urgences, qu'au bout de douze heures on n'en peut plus et on devient complètement cons, on venait faire vingt-quatre tranches de huit heures? On serait peut-être moins déconnectés, plus utiles et on pourrait apprendre des choses...
-Ah mais c'est pas possible, pour bonne et simple raison qu'on a toujours fait comme ça...
-Et si on ne veut pas?
-Votre validation...
-Bon, ben oui, alors...
-Eh M'sieur! M'sieur! On est vraiment obligés de rentrer à treize dans les chambres des patients pour la visite? On est serrés, on n'entend rien, et les pauvres, ils sont tout recroquevillés sous leurs draps, on dirait qu'ils ont la peur au ventre quand on raconte toute leur vie et qu'on parle d'eux devant eux avec notre jargon. C'est pas humain!
-C'est de la médecine interne, il faut bien faire de l'enseignement "au lit du malade"...
-Et si je ne veux pas participer à la mascarade?
-Vous ne vous intéressez donc pas à la médecine? Vous ne méritez pas vos études. On peut ne pas vous valider...
-Bon, ben oui, alors...
Après un si bon formatage, l'internat coule de source:
-Eh M'dame! M'dame! Je suis vraiment obligée de déménager tous les six mois, de faire des gardes jusqu'en fin de grossesse?
-Attention... Validation...
-Bon, ben oui, alors...
-Eh M'sieur! M'sieur! Le médicament chelou pour la diarrhée des gosses, il faut vraiment que j'en prescrive à toutes les gastros?
-C'est comme ça qu'on a pu avoir des nouveaux pèse-bébés, avec le labo. Un service de pédiatrie sans pèse-bébé, c'est un peu con.
-Bon, ben oui, alors...
-Eh M'sieur! M'sieur! Pourquoi on lui fait faire un scanner, au type? Il en a pas besoin, on n'a pas d'argument pour?
-C'est ME-DI-CO-LE-GAL!
-Ca veut dire quoi?
-Que si jamais il y a un problème, on t'enverra devant le juge expliquer pourquoi tu lui as pas fait son putain de scanner, et ça sera pas facile de convaincre.
-Bon, ben oui, alors...
-Eh M'sieur! M'sieur! Il y a un patient, il me fait un sac pour avoir une ordonnance pour des antibios alors que ça sert à rien, j'arrive pas à m'en défaire, j'ai beau lui expliquer, il me tape un scandale, j'en peux plus! Vous voulez pas me filer un coup de main pour le convaincre?
-Te fais pas suer, file-lui son ordonnance, il y en a encore quinze qui attendent, on a autre chose à foutre.
-Bon, ben oui, alors...
Petit mouton bien docile, je suis sortie de l'hôpital avec l'habitude de tout accepter, mais avec la certitude qu'en signant enfin mon nom au bas des ordonnances, j'allais devenir maître de ce que je mettais dedans.
-Une ordonnance de kiné? Oui, j'ai toujours fait comme ça...
-Une ordonnance d'orthophonie? Pourquoi pas... Après tout...
-Un rendez-vous à point d'heure pour un truc pas grave? Si ça vous arrange... et puis... il faut bien vivre...
-Une ordonnance de pilule en dépannage? C'est sûr que c'est fâcheux de se retrouver en rade.
-Une entrevue pour me parler d'un nouveau médicament?
Mais au fait...
La kiné... oui mais... Plutôt que de faire l'ordonnance comme ça, sur un coin de bureau, Je préférerais, cher patient, vous poser deux ou trois questions et vous examiner pour voir si c'est vraiment ça dont vous avez besoin. Et non, ce n'est pas de la course à l'acte.
Et d'abord, qui vous a suggéré de prendre un rendez-vous d'orthophonie pour votre enfant? Et pourquoi? Avez-vous contrôlé d'abord s'il entendait et voyait bien? Si mon avis ne vous intéresse pas et que c'est la voisine qui vous a convaincue, dites-lui de faire elle-même l'ordonnance, je ne suis pas un distributeur de tickets de remboursement.
Et pourquoi faire un renouvellement d'ordonnance après la fermeture de la pharmacie, alors que vous êtes crevé, je suis crevée, que mes mômes m'attendent pour manger et que j'ai fait la dernière pour trois mois?
Et la pilule? Est-elle la meilleure contraception pour vous à l'instant présent? C'est peut-être pas plus mal de se voire une fois par an pour vérifier si ça marche bien, si c'est pas trop risqué, et décider ensemble de ce qui vous convient le mieux.
La formation, oui, c'est important, Les nouveautés, oui, il faut que je me tienne au courant, mais je doute qu'en tant que vendeur du produit vous me dispensiez une information totalement neutre, alors sans façon, non. J'irai chercher les infos, mais auprès de gens qui n'ont pas de lien avec votre boîte. Je ne serai pas ignorante pour autant, ni responsable du chômage dans votre secteur, mais je saurai mieux qui tient le stylo lorsque je signe mes ordonnances.