22 Avril 2013
Ce matin, je suis passée rendre visite à trois de mes patientes dans une maison de retraite.
Je suis partie de bonne humeur. J'avais du temps devant moi, la perspective de travailler sans pression, et de voir trois femmes âgées qui, bien que démentes, me sont d'un contact très agréable. Je savais aussi que le déroulement de la matinée me permettrait de saluer le directeur de l'établissement, placer deux plaisanteries, discuter avec le médecin coordonnateur qui est justement une bonne amie, et échanger au passage quelques avis et informations avec les kinésithérapeutes libéraux qui passent dans cette maison justement en même temps que moi.
Je suis arrivée, et j'ai pris le temps de lire les transmissions infirmières de la semaine qui concernaient mes patients. Les infirmières ne manquent pas de me signaler les soucis qu'elles espèrent me voir résoudre, mais la lecture d'informations qui peuvent paraître quotidiennes et anodines est souvent révélatrice de problèmes à côté desquels on pourrait facilement passer en institution, car soumis à la force de l'habitude et la division du travail.
Je m'empare ensuite des dossiers de mes patientes, et pars les visiter chacune dans leur chambre. Je vois les trois l'une après l'autre, puis descends dans le bureau qui nous est dédié pour faire la seconde moitié de mon travail: remplir les dossiers, faire les ordonnances et transmettre aux infirmières les données importantes.
Lorsque je reviens dans le bureau, une infirmière vient me voir, un peu gênée.
- On vient d'avoir un décès, mais c'est pas une de vos patiente, elle est suivie par votre associé. Est-ce que ça vous ennuie de nous faire le certificat?
Cet acte, c'est le plus facile et le plus pénible qu'il me soit donné de faire.
Même lorsque la mort ne me révolte pas, même lorsqu'elle se passe dans la sérénité, même lorsqu'elle ne me montre pas impudiquement mon impuissance à l'éviter, je n'aime pas faire l'acte qui consiste à aller examiner un patient décédé et ensuite réfléchir attentivement à l'enchaînement de circonstances qui a abouti à ce résultat.
Je préfère la compagnie des patients vivants, avec toute leur complexité, même s'ils me saturent parfois.
Je n'aime pas toucher un patient décédé, quelque soit le délai, la température ou la consistance de sa peau. Je dois pourtant le faire, pour m'assurer que la mort est bien "réelle et constante", comme il est écrit dans le certificat que je dois remplir et clore ensuite.
D'ailleurs, c'est un acte qui ne m'a jamais été enseigné. La première fois que j'ai été constater un décès, le médecin qui m'encadrait m'a expliqué très vaguement ce qu'il était utile de faire, mais c'est bien gardé de m'accompagner. Il n'était peut-être pas à l'aise non plus.
Mes premiers morts, je les ai visités seule, et nous n'avions pas grand chose à nous dire.
Dans la littérature et dans les films, où l'on voit bien plus de morts que dans mon travail, mais ils sont faux, ceux-là, le personnage du médecin qui vient constater, c'est celui que la vue d'une personne morte n'étonne plus. On lui prête un détachement et une ironie propres, qu'on lui excuse en se disant que, comme, dans son métier, il voit des gens morts, il lui faut bien un exutoire. J'ai fait face un jour à la surprise d'un gendarme: j'avais constaté à sa demande un décès survenu dans des conditions peu glorieuses, et il s'étonnait que j'éprouve le besoin de sortir de la maison où nous étions, l'ex-patient et moi, pour rédiger le certificat, alors que lui-même était sorti le premier. J'ai aussi mes faiblesses.
Et effectivement, ce matin, quand on ma annoncé le travail que j'avais à faire et que j'ai vu passer le chat de la maison de retraite, j'ai glissé à l'infirmière une plaisanterie sous forme de proverbe que je dois à Pierre Desproges et qui se trouvait particulièrement dans le contexte. Je n'avais pas envie de rire, au fond, et je savais qu'il n'y avait qu'avec elle que je pouvais me permettre cette saillie dérisoire.
J'ai ensuite appelé mon associé pour l'avertir, et lui laisser le choix de passer faire le certificat, ou me le faire faire. Car faire un certificat de décès pour un ou une inconnue est un acte étrange, mais en revanche "Fermer les yeux", comme on dit pudiquement, à un de ses patients, c'est mettre un terme à une relation de parfois plusieurs décennies, ou mettre un terme à un combat. On ne laisse pas toujours ça à n'importe qui.
La loi nous impose de produire le papier dans les vingt-quatre heures, et la pression est grande pour transformer un événement devenu éternel en... une urgence.
Le désarroi de l'entourage, familial ou professionnel, de la personne décédée se gère comme il peut. Appeler un médecin est un appel au secours déguisé en formalité administrative: sans certificat, pas de levée du corps, et puis, sans le médecin, la solitude.
On revient à cette maxime qui décrit si bien l'un des fondements de notre métier: " guérir quelquefois, soulager souvent, consoler toujours", sauf que là, pas de guérison, pas de soulagement, et il va falloir passer par delà son propre malaise pour consoler, ce qui est d'autant plus dur quand le patient et sa famille sont des inconnus.
Hormis en institution, nous sommes donc parfois appelés "en urgence" pour constater un décès, là où l'urgence médicale n'est plus. L'urgence est soit ressentie affectivement par l'entourage, ou transformée en urgence administrative: lorsque les gendarmes constatent un décès, ils sont tenus de rester sur place jusqu'à la confirmation par le médecin. Le médecin que je suis n'est pas toujours très motivée pour faire cet acte avec célérité, a besoin d'un petit temps pour se préparer psychologiquement, et préfère soigner en priorité les vivants, nombreux et pressés. Que je remette le constat à la fin de ma consultation est médicalement logique, est légal, mais aboutit parfois au déclenchement du système d'urgence pour un patient qui n'en a plus besoin.
Il y a quelques mois, je suis arrivée au domicile d'un patient décédé une heure et demie après l'appel des gendarmes, et je me suis faite en plus insulter par le gendarme qui attendait, et le médecin du SMUR qu'il avait réussi à faire déplacer à force d'appels au 15, en occultant notre conversation et ma venue prochaine pour réduire au maximum son attente. Triple peine.
Ce matin, je suis donc allée voir cette patiente. J'ai vu son corps nu, sur le lit, pendant que les aides-soignantes et une infirmière faisaient sa toilette, dans un silence total.
Pendant que je l'examinais, nous n'avons échangé que des petits mots ou de onomatopées. Rien à dire. On n'aime pas faire ça, mais c'est notre métier. Elles me regardaient toutes, et je n'avais pas envie de parler, ni d'éponger leur désarroi, d'autant que je sais qu'une psychologue intervient dans l'établissement auprès du personnel.
Je n'ai pas reconnu la patiente, que j'avais du certainement croiser dans un couloir auparavant.
J'ai étudié son dossier pour remplir le certificat de décès. "motif du décès:" puis "consécutif à", "consécutif à", consécutif à"... Il est des fois où on n'a vraiment rien à mettre. J'ai envie de mettre "quatre-vingt quinze ans, trouvée morte dans son lit". "Pathologies intercurrentes": "nombreuses, mais à cet âge, on n'a pas tout cherché, je ne lui ai pas fait de mammographie".
J'ai clos le certificat, rempli et tamponné deux imprimés pour les pompes funèbres, et je suis sortie, en me disant que finalement, ce n'était pas si terrible que ça.
J'avais juste envie de laisser tomber les consultations de l'après-midi, prendre ma voiture, et partir faire un tour, seule.