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Armance, femme, médecin (et mère) de famille

Ma petite pause secrète.

Ce jour-là, nous sommes pendant la période de Noël, et je remplace un médecin dans un gros bourg proche des Pyrénées.

Ce remplacement est pour le moins acrobatique. Le cabinet où je travaille est en fait le seul et unique sur tout le canton, et cinq médecins y exercent habituellement. Seulement cette année, ils ne sont pas parvenus à s'entendre pour les fêtes de fin d'année, et sont tous partis pendant toutes les vacances scolaires. Ils ont pris chacun un remplaçant. Nous sommes donc cinq remplaçants présents la même semaine.

L'un d'entre nous est leur remplaçant habituel. Il habite la bourgade, et parle à longueur de temps de son intégration future à ce cabinet, de l'incertitude qui entoure le moment où elle pourra se faire, d'argent, de charges, de régularité des revenus. Je suis venue remplacer dans ce cabinet ponctuellement l'année précédente, et j'avais déjà croisé ce remplaçant dont le ton et le discours sont d'une remarquable stabilité, au mot près. Je le trouve de compagnie plutôt ennuyeuse, mais lui seul connait le canton et le cabinet, et il pourrait nous aider, bien qu'étant très peu disponible: les patients sont déroutés par le départ de leurs cinq médecins, et insistent pour avoir à faire avec le seul remplaçant qu'ils connaissent un peu.

Les quatre autres avons été recrutés par le biais d'une agence spécialisée.

L'un nous dit venir de Lille. Il aurait donc fait plus de neuf cent kilomètres pour venir travailler ici, ce qui me surprend car partout en France, le travail ne manque pas pour les médecins remplaçants. Je n'ai personnellement eu qu'à attendre la sonnerie de mon téléphone pour avoir du travail à l'année dans un rayon de quarante kilomètres autour de chez moi. La semaine de Noël est, il est vrai, la plus demandée de l'année, et je sais que de nombreux médecins installés renoncent à s'absenter faute de remplaçant. Celui là est un peu curieux. Il a un humour très pince-sans-rire, un regard un peu désabusé sur le monde qui l'entoure. Je suis perplexe lorsque je le vois arriver pour commencer le boulot à onze heures du matin, avec la tête de quelqu'un qui visiblement n'a pas fait que dormir toute la nuit, alors que le bourg est particulièrement calme passé dix heures du soir. Il ne semble aucunement étonné ni ému de débuter sa matinée plus de deux heures après tous les autres. J'y vois l'explication de la distance qu'il est obligé de parcourir pour avoir du travail.

Un autre ne m'a laissé aucun souvenir précis: il n'a fait que travailler sans aucun relâche.

L'une d'entre nous me confie ne pas se sentir à sa place. Elle fait des remplacements pour vivre en attendant de repasser le concours d'internat. Elle déteste ouvertement ce métier, et espère pouvoir se réorienter vers la médecine du travail. Dans un moment d'agacement, elle m'a un jour soumise cette question:

- Tu te rends compte du nombre de consultations que tu dois enchaîner tous les jours pour pouvoir croûter? Il faut le faire, et il faut recommencer tous les jours et encore et encore, sinon tu vis pas!

J'avoue que je ne m'étais jamais posée cette question sous cet angle. Je gère mes remplacements plus à l'affectif qu'au financier: je travaille dans les cabinets qui me plaisent. Je connais le minimum d'activité qu'il me faut pour vivre, le maximum que je peux assurer, et je suis très loin de faire des calculs si précis.

Et d'ailleurs, les consultations, dans ce cabinet, j'en enchaîne. Outre le fait que je ne connais pas bien le coin et que partir en visite, c'est toute une aventure, car je ne dispose que des indications pas toujours claires des patients, je fais des consultations à un rythme particulièrement soutenu dans un bureau au fond d'un couloir. En début de demi-journée, une secrétaire me donne une pile de dossiers en carton, puis m'expédie un patient avec ce que je suppose être un lance-pierre toutes les quinze minutes exactement. Si je ne tiens pas le rythme, ça bouchonne, et tout le monde, médecins, patients, secrétaires, me le fait remarquer ouvertement.

Le cabinet a été informatisé il y a deux ans. Tout a fonctionné à peu près jusqu'il y a six mois. Une erreur de manipulation de l'un des médecins a fait perdre toutes les données. Deux d'entre eux ont par la suite refusé l'informatisation, et tout le monde est revenu aux dossiers-papier, mais donc avec un trou d'un an et demie dans le suivi des patients.

Les deux secrétaires qui assurent une présence permanente sur toute la durée d'ouverture du cabinet pourraient nous être d'une aide précieuse. L'une est visiblement surmenée et se montre particulièrement irritable. Elle aboie après tout ce qui se qui se présente face à elle: patients, remplaçants, facteur. L'autre assure les matinées. Elle arrive, s'installe devant les cinq agendas ouverts, enlève le répondeur, et se fait immédiatement accaparer par le téléphone, dont les deux lignes ne lui laisseront pas une seconde de répit avant qu'elle ne remette le répondeur à midi. Lui poser une question relève de l'exploit, obtenir une réponse ne s'est jamais vu.

Je n'ai jamais rencontré aucun des cinq médecins de ce cabinet, toute la négociation s'est faite par téléphone. Heureusement pour moi, celui que je remplace semble avoir des pratiques semblable aux miennes, ce qui me fait un paramètre de moins à gérer. Ce qui me reste de ce remplacement, c'est la sensation de devoir tout deviner par moi-même, avec une pression énorme pour que le cabinet tourne alors que les conditions sont réunies pour que le désordre soit de mise. La cerise sur le gâteau m'attend pour la semaine suivante: le passage à l'Euro.

En périphérie de la ville où nous travaillons, de nombreuses familles de Gens du Voyage stationnent. Comme ce cabinet est le seul sur la commune, il est évident que c'est là qu'ils appellent quand ils ont besoin de consulter, et que les secrétaires ne peuvent refuser, en l'absence d'alternative. Donc, une famille appelle un matin tôt avant le début des consultations, et nous avons connu à ce moment-là le seul instant de silence de cette usine. Nous voilà tous les cinq face à la secrétaire qui tient son combiné à l'oreille et pour une fois s'adresse à nous:

- C'est pour une visite chez les Gitans, qui c'est qui y va?

S'en suit un silence et un regard mutuel. J'ai laissé faire le silence pour voir quelle serait sa durée. Je mourais d'envie de la faire, cette visite, parce qu'à cette période là, le travail que j'effectuais pour ma thèse avec un pédiatre et un ethnologue m'amenait à fréquenter très régulièrement des familles de Gens du Voyage dans une grosse ville à deux cent kilomètres de là. Je savais que tous seraient réticents d'y aller, mais je tenais à masquer mon enthousiasme. Dès la première excuse fournie par l'un d'entre nous pour ne pas y aller, je me suis proposée, et chacun est retourner vaquer, ou plutôt consulter, dans sa petite alvéole, avec un soupir de soulagement même pas dissimulé.

J'y suis allée en début d'après-midi, juste avant de reprendre les consultations. On m'aurait dit "forains", je me serais rendue directement en centre-ville: ceux qui animent les fêtes et drainent des consommateurs vers les commerces locaux sont accueillis avec plus d'égard. Mais on ne m'a pas dit "Forain", il fallait donc chercher à l'extérieur.

J'ai trouvé l'endroit sur un terrain communal où le stationnement est "toléré" aux dires de la commune, qui, elle, ne respecte pas le volet spécifique de la loi Besson. Le lieu est caricatural: après la déchetterie, avant la voie ferrée. Je suis tout de suite reconnue et accueillie, bien que ne mettant jamais le caducée sur le pare-brise de ma voiture. Ici, pas de voiture rutilante et onéreuse comme il leur est souvent reproché: les familles qui ont les moyens optent pour des camions utilitaires, plus pratiques pour tracter les caravanes ou faire des travaux artisanaux.

Un homme vient à ma rencontre, m'indique où me garer et dans quelle caravane me rendre. Il me dit être le cousin du patient. Je monte dans une caravane, comme toujours au rangement impeccable à ce moment de la journée, et je trouve un autre homme dans un lit. Curieusement, on nous laisse seul tous les deux. Je suis surprise, car j'avais pris l'habitude des consultations collectives que ce soit aux urgences pédiatriques où sur les "terrains désignés" où j'intervenais auprès des enfants par le biais d'associations. Le patient cette fois était un homme d'une quarantaine d'année, atteint d'un cancer ORL. Il avait été opéré quelques mois auparavant, et on lui avait posé une trachéotomie qui venait de s'infecter. Dans notre conversation, il m'a faite comprendre qu'il savait que "le mal" était revenu, et que l'avenir n'était pas brillant pour lui. Il s'était réfugié dans la prière. Un de ses cousins pentecôtiste, très prosélyte, n'avait pas eu de difficulté à le convaincre de se convertir, et il passait depuis une grande partie de son énergie à prier ou à tenter de motiver de nouveaux adeptes. Il me remet avant mon départ un petit livret de prières estampillé "Vie et Lumière", en m'enjoignant de réfléchir à ma réelle spiritualité. Lorsque je sors de la caravane, l'homme qui m'a accueillie m'attend avec plusieurs autres personnes, et m'explique:

- Lui, c'est mon cousin, il est Pentecôtiste, maintenant, il a du vous expliquer, non? C'est bien, ce qu'il disent, mais pour aller avec eux, y faut pas boire, y faut pas fumer, y faut pas mentir. Vous comprenez, moi, je fais de la brocante. Si je fais ça vraiment, je peux plus bosser!

Puis, d'un ton plus grave, il me demande:

- C'est grave, ce qu'il a?

Je bredouille quelques mots pour leur dire que ce qu'il a aujourd'hui n'est pas trop méchant, mais que la maladie qui est en dessous est plus sérieuse, et ils se taisent tous et se dispersent en même temps en regardant le sol.

Une femme vient me voir:

- C'est vous, le docteur? J'ai mon petit qu'est pas bien, y toussont tout le temps ça fait mal au coeur, vous pouvez venir?

Je suis ramenée à l'autre réalité, celle du cabinet-usine où un pile de dossiers et une armée de patients ne vont pas tarder à m'attendre. Je me remémore un avertissement entendu ce matin quand j'ai dit que j'allais faire cette visite: "tu viens pour un, t'en vois douze". Et effectivement, une autre mère s'approche et me parle cette fois de sa fille qui a des soucis... de fille, et qui est heureuse de voir une femme-médecin.

Elles insistent. Le petit n'est parait-il pas bien, mais elles n'arrivent pas à mettre la main sur lui: il s'amuse avec ses cousins derrière les caravanes, il court partout.

Une me propose de faire plusieurs feuilles de soin:

- Comme on a la CMU, le docteur de là où on est en hiver, quand il vient, si ça prend du temps, il fait plusieurs feuilles au nom de tout ceux qui sont là.

Je leur explique que ce n'est pas un problème d'argent, et qu'on m'attend ailleurs. Je tente de les motiver pour venir au cabinet:

- Rhhôôô c'est compliqué, et pis les petits, y supportons pas de rester enfermer dans leur salle, là, y remuons tout les temps et les gens, on voit que ça les agace. Et pis nous, on arrive pas à les tenir, y sont tout le temps dehors.

Je pense effectivement que le cocktail avec la secrétaire qui est là l'après-midi risque d'être explosif.

Je leur propose de ne voir personne d'autre cet après-midi, parce que j'ai à faire, mais de revenir demain en fin de matinée pour voir les enfants. Ils me disent alors de me rendre le lendemain dans une maison toute proche, qui appartient à un autre cousin.

Et je retourne à mon cabinet faire mes consultations. En y arrivant, je demande à la secrétaire de ne mettre aucun rendez-vous en fin de matinée, et invente des visites fictives pour parer à toute question.

Le lendemain, je me rends à la maison, et y retrouve la plupart des personnes que j'ai vues la veille. Les caravanes sont garées tout autour. La famille qui habite là n'utilise la maison que le jour, surtout en hiver, pour cuisiner, manger, et utiliser le lave-linge. La nuit, tout le monde dort dans les caravanes. Ils habitent là maintenant pendant toute la période scolaire, et ne voyagent plus que pendant les vacances des enfants. L'été, ils partent voir de la famille et faire les cueillettes de fruits dans un département voisin. Toute la famille travaille dans la même exploitation. Le patron accepte qu'ils stationnent sur son terrain, il leur fournit du travail et une paye à tous, et en déclare deux ou trois. C'est donnant-donnant.

Je remarque sur la cheminée une photo encadrée, où on voit deux hommes se tenant par les épaules. L'un ressemble à l'homme qui m'a accueillie hier, l'autre a la peau noire, il me fait penser à un musicien que j'avais eu la chance de voir sur scène quelques années auparavant. J'avais été sidérée par l'état de décrépitude de cet homme, qui connut un gloire immense, et que deux personnes portaient pour monter sur scène. Je me disais que les producteurs étaient cyniques au point de sucer l'énergie de leurs musiciens jusqu'à la dernière extrémité, tant que le public achèterait des places de concert ou des disques. Une fois sur scène, ce vieillard avait repris un sourire rayonnant et joué du vibraphone toute la soirée avec une verve historique, puis s'était de nouveau éteint à la fin du spectacle.

L'homme, me voyant scruter la photo, m'interpelle:

- Vous avez vu? C'est moi avec Lionel Hampton.

- Vous êtes musicien?

- Moi, c'est le violon. Mais on n'en fait plus trop. La musique, c'est bien, mais c'est dur, et y a de moins en moins de boulot. Moi ce que je voudrais faire, c'est le bâtiment. Sinon, on faut aussi ramonage, élagage. Quand il y a vraiment plus rien à faire, on fait la ferraille.

Je connais pas le biais de mon conjoint plusieurs musiciens Manouches dans la région, alors je lui demande son nom, et, en quelques minutes, nous nous trouvons des connaissances communes.

J'abrège ensuite la discussion pour faire quelques consultations, qui se muent en vaste discussion collective sur ce qu'il faut faire quand les petits ont de la fièvre, de la diarrhée, de la toux, puis, dès que les hommes sont sortis, je suis bombardée de questions sur la contraception et la grossesse. Je ne sais plus au bout du compte de combien d'enfant je me suis vraiment occupée, et je décide de ne facturer des consultations que pour ceux que j'ai examinés.

En sortant, je vois des hommes s'affairer autour d'une braise, devant une table sur laquelle est posé un immense plateau recouvert de cuisses de poulet garnies de thym.

- Eh, Docteur, on fait un gros manger, tu veux rester?

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D
Ca me fait penser à mes remplacements à Livry Gargan ou Pavillon sous Bois, grosse communauté de gitans sédentarisés. J'ai adoré.
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D
Merci infiniment, Armance. L'autre jour j'étais à 2 doigts de publier un post énervé contre ce racisme chafouin dont sont victimes les gitans (oui je dis les gitans, de même que je dis les arabes, les aveugles, etc). Genre en SMUR on me dit toujours "oh la la tu y vas ... Pour un arrêt ? T'as pas peur (d'être agressée je suppose) ?". Euh non et j'ai globalement plus peur des racistes, dans la vie. Pour ce à quoi leur haine peut mener. Et bizarrement ça se passe toujours bien, que je fasse une réa ou que je ne la tente même pas. Étonnant, non ?Je te remercie infiniment. Et lis Marie Didier, tu verras elle écrit des jolies choses.
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