18 Décembre 2022
Parmi les très nombreux appels gérés ce matin en régulation au centre 15, un m'a laissé un sentiment d'inquiétude.
L'activité est en ce moment particulièrement soutenue, non seulement les appels s'enchaînent sans pause, mais nous les voyons s'accumuler sur l'écran avec le temps d'attente des patients qui défile irrémédiablement.
La règle est de "consacrer le temps nécessaire pour réguler toujours dans l'intérêt du patient". La présence de ces alarmes et décomptes ostensibles sur les écrans créent une pression qui incite à expédier l'affaire en cours pour écluser la salle d'attente, ce qui n'arrive plus jamais.
Au milieu de tous ces appels, j'ai été mise en communication avec la fille d'une septuagénaire. Je chemin jusqu'à moi avait déjà été tortueux: la mère a appelé sa fille en disant qu'elle ne tenait pas debout, la fille nous avait appelés en disant que sa mère ne tenait pas debout mais qu'elle ne pouvait pas nous parler parce qu'elle n'était pas sur place, la mère ne répondait pas à nos appels, et on a donc demandé à la fille de se rendre sur place et de nous rappeler. Cette première aventure avait déjà mobilisé une certaine durée.
J'entame donc la conversation avec la fille, et n'obtiens d'autre information que "elle a eu une bronchite et elle ne tient pas debout", je demande alors de parler directement à la patiente.
L'histoire est simple: la patiente a eu une bronchite il y a une semaine, ça va mieux, elle n'est plus essoufflée, mais ses jambes sont faibles. Enfin, plus faibles que d'habitude. Je lui pose quelques questions à la recherche d'autres éventuelles anomalie, mais on ne retrouve rien.
L'auxiliaire de régulation a noté avant moi qu'elle n'avait ni antécédent ni traitement.
Par acquis de conscience, je repose la question. Des antécédents, non, elle n'en a pas, mais elle rajoute en fin de phrase "qui ait rapport avec ça". Je me saisis du fil. Je re-re-questionne. Oui, elle a une polyarthrite, mais c'est pas le problème actuel. Des traitement? Non, elle n'en a pas. Pour les problèmes respiratoires, elle n'en a pas. Mais la polyarthrite? Ah oui, mais rien à voir avec la toux et la faiblesse des jambes. J'insiste pour avoir le nom des médicaments. "Oh ça en prend, un temps!".
Saturée par les appels, j'irais presque dans son sens. Je me sens un instant culpabilisée de peut-être perdre du temps avec une information qui n'a possiblement rien à voir avec la problématique en cours, alors que de nombreuses autres personnes attendent au téléphone depuis, je vois les compteurs défiler, 20 minutes, 25 minutes, 30 minutes... Est-ce vraiment important de demander chaque fois?
Sa fille finit par exhumer une ordonnance manuscrite. La patiente est habituellement vue à domicile. La séance de déchiffrage commence. La patiente se souvient que l'un des médicaments se prend une fois par semaine, et en recoupant avec l'ordonnance, on identifie le méthotrexate.
Elle me parle alors de la "deuxième ordonnance". Oui, il y a une seconde ordonnance, parce qu'elle a vu un médecin pour la toux, mais ce n'est plus un problème, ça va mieux.
Pourquoi chercher la petite bête, puisque ça va mieux?
Je demande quand même. Les jambes qui ne portent plus ou pas bien, comme seul signe clinique, ne me satisfont pas pour prendre une décision pour elle.
Sur la deuxième ordonnance, sa fille déchiffre "amoxicilline", et commente que par les temps qui courent, elle a eu de la chance d'en avoir suffisamment pour 8 jours de traitement à pleine dose, d'ailleurs le traitement finit ce soir.
Les jambes qui ne portent plus prennent alors une toute autre signification, et l'hypothèse de l'intéraction possible entre les deux médicaments entérine ma décision, et j'organise un transport vers les urgences.
Je ne tire aucune satisfaction ni aucune fierté d'avoir débusqué la situation alambiquée qui était invisible au premier abord.
J'en tire une angoisse immense, sur fond de "et si j'étais passée à côté?". Si j'avais estimé que ses jambes la portaient moins bien que d'habitude, mais la portaient suffisamment pour aller aux toilettes et venir manger, j'aurais eu la tentation de la laisser chez elle avec un conseil médical. Ou si j'avais été un peu plus inquiète, j'aurais envoyé un médecin effecteur, mais lui aurait-elle montré la seconde ordonnance?
Si je m'étais contentée de sa première réponse à la question de l'auxiliaire de régulation, je serais passée à côté d'un risque potentiel pour elle. Et pourtant, l'auxiliaire a bien posé la question et noté la réponse.
Alors, on pourrait se demander pourquoi elle a répondu à côté. Est-elle inconsciente du risque de son traitement? Ou inconséquente? Ou a-t-on pris le temps de lui expliquer? A-t-on pris le temps de lui dire au moins une fois, mais aussi plusieurs, de signaler à tout professionnel de santé et avant toute chose la prise de ce médicament? Ou a-t-on estimé que la présence du nom sur l'ordonnance se suffirait à elle-même pour garantir la sécurité de la patiente?
La seule solution pour éviter ces écueils est finalement de prendre le temps: celui d'écouter, interroger, expliquer, répéter, et répéter encore jusqu'à ce que la patiente interrompe en disant "mais vous me l'avez déjà dit!".
Cette solution est belle et bienveillante dans un monde idéal.
Dans celui où les patients deviennent plus âgés, plus malades, et où les médecins deviennent moins nombreux, la seule solution qui se profile à l'horizon est de faire toujours plus: prendre plus de patients, faire plus de consultations, régler plus de problèmes dans une même consultation.
Mais reste que le temps d'échange nécessaire à un exercice cohérent est incompressible, parce que les informations nécessaires à glaner sont nombreuses, et que les patients viennent comme ils sont, s'expriment comme ils peuvent, et qu'un décodage et un tri des informations est indispensable pour ne pas passer à côté des problématiques.
Préserver ce temps d'échange était jusqu'ici un choix. Face au raz de marée, pour combien de temps encore? Et à quel prix pour les soignants et les patients?