Armance, femme, médecin (et mère) de famille
13 Avril 2013
Les hasards de la vie et des rencontres, associés à un fort désir d'exotisme, m'ont permis pendant mes études de m'échapper de mon CHU tutélaire pendant quelques mois pour effectuer une partie de mes stages dans une grande université Brésilienne.
Il m'a fallu pour l'occasion m'initier à la langue Portugaise, dont j'appréciais déjà les sonorités et la musicalités. Pour mêler l'utile à l'agréable, j'allais maintenant pouvoir en apprécier le sens.
Je ne parlais pas cette langue avant de mettre sur pied le projet de partir, l'apprendre a donc été nécessaire. Pour ce faire, je me suis procurée six mois avant mon départ une méthode pour m'initier à la grammaire et aux expressions courantes, puis quelques cassettes audio empruntées dans une bibliothèque m'ont permis de parfaire la prononciation. La richesse du patrimoine musical Brésilien gravé sur CD a fait le reste.
J'ai pu obtenir une inscription à la faculté de médecine de Rio par l'entremise de l'ami d'une amie de ma mère, gynéco-obstétricien venu participer pendant un an à un projet de recherche en France. Outre l'inscription, il m'avait procuré un carnet d'adresse, sorte de recommandation auprès des médecins avec qui il avait l'habitude de travailler. Il était convenu que je serais attendue à l'aéroport par un de ses amis également gynéco-obstétricien, qui me logerait pendant au maximum un mois, puis que je devais me trouver une autre solution pour la suite de mon séjour.
Ce médecin m'attendait effectivement à l'aéroport avec une feuille de papier sur laquelle il avait inscrit mon prénom au marqueur. Léaõ, c'était son prénom, était un homme débonnaire, un peu rondouillard, toujours souriant, et toujours en mouvement. A une époque où les téléphones portables étaient en France un objet de luxe encore inestimables et réservés à une élite financière, Léaõ en tenait un énorme en permanence dans l'une de ses mains. La première chose qu'il faisait, lorsqu'il entrait dans sa voiture, était de mettre le téléphone en charge. Il était perpétuellement gêné, car lorsqu'il portait une sacoche dans une main, il ne pouvait plus rien faire, puisque l'autre main tenait son téléphone. On aurait dit qu'il promenait partout un objet transitionnel, comme un enfant son doudou. J'étais toutefois perplexe devant cet objet de haute technologie qui, ces années-là, ne servait encore qu'à téléphoner. Si, en France, il était encore un objet luxueux et très rare, au Brésil, dans les grandes villes, les réseaux étaient déjà saturés. Même les étudiants en disposaient déjà tous.
J'ai été accueillie très chaleureusement par la famille de Léaõ. Son épouse exerçait le même métier que lui. Ses deux fille, amies des filles du médecin que j'avais rencontré en France, m'attendaient avec beaucoup de curiosité. Les premières questions qu'elles m'ont posées m'ont d'emblée désarçonnées. Je savais que ces questions étaient fréquentes, mais je ne l'attendais pas d'elles:
- Qual é o séu Time? Quelle est l'équipe de football que tu supportes?
- Como que é a cançaõ do seu time? C'est comment, la chanson de ton équipe?
Je dois dire que je n'avais strictement rien à répondre à chacune de ces deux questions, je leur ai donc expliqué puis retourné les questions, et le débat s'est lancé, sous l'oeil hilare des parents. L'une supportait Flamengo, et s'est lancée dans la chanson de l'équipe, l'autre supportait Fluminense, et s'est lancée à son tour, avec une feuille "anti-sèche" pour le texte, j'y ai compté pas moins de dix couplet: le choc des cultures à la descente de l'avion, et le match "Fla-Flu" dans le salon.
J'ai fait mes débuts à l'hôpital dès le lendemain, en compagnie de Léaõ et de mon décalage horaire. La première journée a consisté en une visite des lieux, présentation des médecins, internes, équipes soignantes.
La plus importante partie de mon stage allait se dérouler dans un hôpital consacré uniquement à la gynécologie médicale et chirurgicale, tandis que l'obstétrique se faisait dans une maternité d'un autre quartier. Cet hôpital de comportait pas de chambre. Tout s'y déroulait en ambulatoire, y compris la chirurgie. Les femmes rentraient chez elles le soir, et la suite des soins se faisait dans des dispensaires de quartier ou dans l'hôpital les jours suivants si cela était nécessaire. Les urgences étaient assurées par la maternité.
Dans cet hôpital public, les soins étaient dispensés gratuitement, et les patientes venaient essentiellement des favelas environnantes. Les moyens techniques étaient plus sobres qu'en France, le décorum réduit à sa plus simple expression, mais l'essentiel y était, et beaucoup de choses se faisaient par la "débrouille". Les consultations se déroulaient dans une grande pièce unique divisée en petits secteurs qui comprenaient chacun quelques boxes: "gynécologie générale" pour la première consultation, puis les patientes étaient orientées selon la nécessité en "pathologie vulvaire", "pathologie du col", "pathologie utérine", ou "pathologie mammaire". Comme les boxes étaient séparés par de minces cloisons et ouverts en haut, le bruit de fond était permanent, et, à défaut de climatisation, un grand ventilateur suspendu au plafond brassait l'air, et probablement aussi quelques germes. Ici, pas de blouse: les médecins se distinguaient par la couleur blanche de la totalité de leurs vêtements, la coupe étant laissée au goût de chacun ou chacune.
Mon arrivée avait été annoncée, et la plupart des médecins me demandaient des nouvelles de leur ami parti en France. Je répondais succinctement dans mon Portugais encore basique. Ils me saluaient tous, de près ou de loin, à haute voix, de façon très spontanée, d'autant qu'il était d'usage de tous se tutoyer et de ne s'appeler que par les prénoms. Ils finissaient tous par me poser systématiquement les deux même questions:
- Jà foi ao Cristo? Jà foi ao Paõ de Açucar? As-tu déjà été au Christ (Corcovado)? As-tu déjà été au Pain de Sucre?
Le "Christ rédempteur", ou Corcovado, et le Pain de Sucre sont les deux endroits touristiques de Rio. Il n'était visiblement pas concevable de quitter cette ville sans être montée là-haut. Ce sont aussi deux point culminants, très pratiques pour s'orienter dans le centre ville.
J'ai vite trouvé un moyen de répondre à ces questions décidément prévisibles. J'ai rapidement réussi en quelques phrases à expliquer que j'étais arrivée hier, que j'allais rester quelques mois, et que je ne manquerai pas de visiter ces lieux pendant mon séjour. C'était l'occasion d'utiliser quelques phrases-type de ma méthode de Portugais. Lorsque des mots me manquaient, je les plaçais en Espagnol, langue alors plus familière pour moi, et on me donnait la traduction en Portugais, sans oublier de me demander au passage si je venais d'Argentine.
Une semaine plus tard, j'ai été conviée à visiter la clinique privée où travaillait Léaõ, mais aussi tous ses confrères de l'hôpital, y compris celui que j'avais rencontré en France. En effet, leur salaire hospitalier était largement insuffisant, et ils menaient tous parallèlement une activité dans un établissement privé très huppé. Ils gardaient tous leur activité hospitalière par goût pour l'enseignement et la recherche, et par civisme, aussi: l'hôpital était gratuit et fréquenté par les plus démunis, tandis que les cliniques s'adressaient en priorité à qui avait les moyens de les fréquenter. Léaõ considérait qu'il était important, exerçant son métier dans un pays aussi contrasté, de garder une conscience sociale.
La clinique était elle aussi dédiée uniquement aux soins ambulatoires. Elle s'étendait sur une surface totale d'un hectare, à l'étage d'un très grand centre commercial avec cinéma et salle de spectacle. Cet univers tranchait totalement avec le petit hôpital où je venais de passer une semaine. Ici, tout était rutilant, la décoration et les éclairages extrêmement travaillés, les pièces spacieuses, closes et insonorisées. Tout avait l'air d'être tout neuf, l'ambiance très discrète et feutrée, les couleurs douces et reposantes. Le personnel tiré à quatre épingles était vêtu des mêmes blouses cintrées pour les femmes, plus larges avec pli d'aisance pour les hommes, au col bordé d'un petit passepoil dont la couleur indiquait la fonction du propriétaire.
Les quelques médecins que je n'avais pas encore croisés m'ont proposé de me rencontrer autour d'une tasse de thé, dans une petite salle de repos. Nous nous sommes retrouvés assis en rond autour d'une table avec thé, petits gâteaux, et j'ai répondu à l'interrogatoire: "Cristo", "Paõ de Açucar".
J'ai été beaucoup plus loquace que la semaine précédente. Il faut dire que l'immersion totale commençait à faire son oeuvre, et une virée nocturne deux jours plus tôt avec une gynécologue un peu fêtarde avait eu un effet bénéfique: après l'absorption d'un cocktail contenant entre autres choses des fruits, de la glace pilée mais surtout une grande quantité d'alcool et de guaranà avait eu un effet particulièrement stimulant sur mon expression en Portugais. La nuit suivante a été affreuse et je ne recommande à personne d'essayer de dormir avec excès de ce mélange sous un ventilateur en marche: j'ai vécu le pire vertige rotatoire de ma vie.
Donc, je réponds aux questions sur mon séjour, mon cursus, mes objectifs, mes motivations avec application, surveillant au plus près ma fragile éloquence. Vient alors une question qui me fait un peu plaisir:
- Màs, como que vocé aprendou o Portuguès? Mais, comment as-tu appris le Portugais?
- Aprendi com libros e... J'ai appris avec des livres et...
Il serait bien malhonnête de dire que je n'ai appris qu'avec des livres, puisque j'ai longuement travaillé la prononciation avec des textes lus et enregistrés sur cassettes. Seulement voilà, je suis en panne de vocabulaire. "Disque", je crois qu'on dit "disco" ou "CD", mais cassette, je ne sais plus, même en Espagnol. Pourtant, dès la première semaine, j'ai commencé à farfouiller dans les magasins de musique, mais le mot m'échappe. Je sens l'auditoire en attente, alors tant pis, je donne le mot en Français.
- com "cassettes". Avec des "cassettes".
Un silence plutôt froid suit cette réponse. Tous me quittent de leur regard, se redressent en arrière et se regardent entre eux.
La conversation reprend ensuite tant bien que mal, plutôt fraîchement, et l'entretien tourne court assez rapidement. Il est vrai qu'ils ont tous beaucoup d'occupations et probablement pas trop de temps à me consacrer.
Ce n'est que deux mois plus tard, conviée à un enterrement de vie de jeune fille, où j'ai pu d'ailleurs encore parfaire mon vocabulaire, que j'ai compris que "cacete", en Portugais, est un mot très familier, ou, disons-le franchement, très vulgaire, qui désigne le sexe masculin.