Armance, femme, médecin (et mère) de famille
13 Mars 2013
Ce jour là, je remplace le Docteur Remplacé depuis déjà deux mois, car il est en congé maladie.
Pour la première fois depuis mes débuts de remplaçante, je commence à toucher du doigt ce que peut être la vie personnelle et professionnelle d'un médecin généraliste installé. Je ne me contente plus du dépannage en attendant le retour du remplacé, et du bottage en touche si une décision s'avère nécessaire. Je suis là depuis deux mois, je ne sais pas pour combien de temps encore: mon remplacé surmonte peu à peu ses difficultés de santé, je me plais dans son cabinet, et on prolonge les contrats.
Le Docteur Remplacé exerce seul, son cabinet est dans sa propre maison, et c'est habituellement sa femme qui assure le secrétariat avec le statut bien particulier de "conjoint collaborateur". Une porte bien insonorisée sépare le bureau du médecin de son salon. Les chambres de enfants son juste au-dessus. Je suis très admirative de cette organisation: il suffit de franchir une porte entre deux consultations, à l'insu des patients, pour se retrouver dans sa propre intimité, pouvoir prendre un café, aller aux toilettes, ou même répondre à un instinct de mère de famille: mettre une lessive en route.
Je m'imagine aussi la contrainte pour le reste de la famille: ne pas faire trop de bruit dans les chambres, c'est demander à un enfant de ne pas sautiller, ne pas renverser une boîte à Légo sur le sol, ou à un ado de mettre sa musique moins fort. Je ne suis jamais dérangée pendant mon travail, je les admire.
Je mange le midi avec toute la famille, dans une ambiance très chaleureuse, et nous prenons ensemble le café en attendant le démarrage de la consultation d'après-midi.
Il a équipé la porte d'entrée d'une sonnette qui retentit dans le salon chaque fois que la porte s'ouvre.
Ce jour là, donc, nous prenons ensemble notre café en devisant sur notre métier. Lui commence à aller mieux, et se projette de plus en plus dans le moment où il reprendra les rênes de son cabinet. Moi, je me sens de plus en plus à l'aise dans ma pratique quotidienne, satisfaite d'avoir des retours sur les décisions que je prends, et je commence à ressentir un lien affectif de plus en plus fort avec les patients, et à comprendre ce qu'est la confiance réciproque.
Ding!
Je vais commencer les consultations sans rendez-vous, et voilà le premier patient. Je savoure mon café, le nez dans la fumée, les lèvres dans la mousse.
Ding!
Encore un, ou une. La période hivernale et ses épidémies semblent toucher à leur fin. Je viens de passer deux mois très intenses, et je suis physiquement fatiguée. Je commence à apprécier la baisse des demandes de consultation. Pourtant, en hiver, enchaîner les consultations pour les grippes, ce n'est pas très compliqué intellectuellement, mais on a toujours la pression pour faire vite, bien et tout de suite, et je pense que c'est ça qui rend cette période difficile.
Ding!
D'ailleurs, en fin d'après-midi, je crois que le plus dur, c'est la sonnerie du téléphone. On est en consultation avec quelqu'un qui nous cause, et ce truc se met à sonner, on a envie de répondre: "Quoi, encore?", mais il faut se retenir. Et quand je raccroche, je suis déconnectée, j'ai perdu le fil de la consultation en cours. Le gars en face de moi, il en a marre, il est crevé, il a attendu, et il ne peut pas aligner deux phrases sans être interrompu, et je lui repose les mêmes questions, et je finis encore plus en retard.
Ding!
Pour peu que j'en aie un qui soit venu pour renouveler son traitement pour la tension, il a attendu, il est speedé, et, quand je l'allonge, il a la systolique au plafond. Donc, je le laisse allongé, je papote avec lui pendant dix minutes en attendant que sa tension redescende et en regardant son dossier. Pendant ce temps-là, tous les autres font monter leur tension eux-mêmes dans la salle d'attente, et c'est sans fin.
Ding!
J'ai du mal avec les consultations sans rendez-vous en hiver. Je perçois la salle d'attente perpétuellement pleine, je ne sais jamais combien de patients il me reste à voir. Certaines familles viennent au complet pour une personne, d'autres viennent pour tous, dès fois on ne sait même pas vraiment qui doit être vu. Chaque fois que j'ouvre la porte, je vois plein de gens assis qui lèvent le regard vers moi, et j'ai l'impression que je n'en finirai jamais. Il y a bien une heure de fin des consultations, mais c'est l'heure limite pour les patients pour arriver, ce n'est pas celle où je peux enfin m'échapper. C'est marqué jusqu'à dix-huit heures, mais la famille nombreuse qui arrive à dix-sept heures cinquante-huit, je ne peux pas l'envoyer paître, et je sais que j'en aurai pour bien plus que dix-huit heures, mais je ne sais pas jusqu'à quand. Et il faut encore fermer le cabinet et rentrer ensuite.
Ding!
D'ailleurs, quand j'étais crevée, j'avais une sensation de harcèlement permanent. Quand j'arrivais le matin et que je voyais déjà plusieurs voitures garées devant avant même que je n'aie ouvert le cabinet, il m'arrivait parfois de me dire "Mais putain, ils sont tous déjà là? Mais laissez-moi arriver et m'installer!". Je savais bien qu'ils venaient en avance pour ne pas attendre trop longtemps, pour ne pas se ruiner une matinée entière pour une seule consultation, mais moi, je ne peux pas les prendre tous en même temps de toutes façons. Finalement, quand ils arrivent trop tôt, ils nous mettent la pression sans le vouloir, et quand ils arrivent tard, on n'a plus envie. Quand je suis crevée, je trouve que c'est jamais le moment. Le summum du harcèlement, ça a été le jour où une patiente m'a téléphoné pour savoir s'il y avait du monde dans la salle d'attente. Je faisais des efforts jusque là pour éviter de me fâcher avec les patients de mon remplacé, mais là, j'ai craqué.
Ding!
Cette fois-ci, il faut vraiment que j'y aille, parce que, visiblement les affaires reprennent. J'espérais un après-midi calme, au vu de la météo. J'ai compté déjà sept sonneries, ça fait au moins sept patients, s'ils sont tous venus seuls, ce qui m'étonnerait. Je n'ai pas envie de m'éterniser encore au cabinet ce soir, j'en ai assez de rentrer toujours de nuit, de rentrer chez moi avec des courbatures partout et une faim de loup, alors autant démarrer au plus vite et ne pas prendre trop de retard.
Elle est bien pratique, cette sonnette, mais aujourd'hui, elle me met une pression pas possible.
Je me prépare à ouvrir la porte de la salle d'attente, la trouver pleine de gens qui me regardent puis se regardent pour savoir qui va être le premier à se lever.
J'ouvre, je balaye du regard la salle d'attente, et je ne vois qu'un homme, tout seul. Je dois avoir l'air passablement contrariée ou très surprise, car il se lève, se recule contre le mur et bredouille:
- Ben oui, je suis entré, et comme il fait chaud, je suis allé poser ma veste dans la voiture. Comme j'ai vu personne, je suis allé passer un coup de fil, et je suis ressorti fumer un clope.