armance.overblog.com

Armance, femme, médecin (et mère) de famille

Réseau social.

Qui ne s'est jamais demandé, fréquentant un hôpital, à quoi pouvaient ressembler tous ces gens qui circulent en blouse lorsqu'ils ne portent plus leur uniforme?

Lors de mes études, j'étais toujours fascinée lorsque je croisais un compagnon de labeur hors de son contexte: le vêtement en dit tant sur son porteur qu'on a l'impression de le redécouvrir.

J'avais un peu l'impression de rentrer à l'hôpital comme les acteurs au théâtre. Ils ont en plus de nous d'avoir une entrée réservée, mais nos vestiaires s'apparentent parfois à leurs loges, notre bureau à leurs coulisses. J'avais deux vies, deux rôles: à l'hôpital, et en dehors de l'hôpital.

La vie faisait que je ne côtoyais pas mes collègues de travail hors de mes stages. Cette année là, e partageais un grand appartement en centre ville avec un patron de bistrot, un disquaire, et un autre homme dont j'ai oublié depuis le prénom et le métier, mais qui payait sa part de loyer pour disposer d'une chambre pour son fils et lui un week-end sur deux comme lui avait imposé le juge aux affaires familiales. Le patron de bistrot peaufinait l'ambiance de son établissement avec la musique que lui vendait le disquaire, et ce dernier venait se désaltérer dans ledit bistrot après le travail. Le bistrotier quittait l'appartement pour ouvrir son débit de boisson vers dix-sept heures, le fermait vers quatre heures du matin, puis partait "se finir" dans les bars qui entouraient les marchés. Il rentrait au petit matin, passablement éméché, alors qu'avec le disquaire, nous prenions notre petit déjeuner. Il s'écroulait alors jusqu'à seize heures trente. Hormis quelques ronflements et quelques apnées du sommeil d'une durée spectaculaire, on peut dire que la cohabitation était plutôt confortable.

Je côtoyais donc en priorité les relations de mes colocataires: bistrotiers, restaurateurs, musiciens, clients habitués. Une faune bigarrée se réunissait dans le troquet de mon colocataire à l'heure de fermeture des commerces et des bureaux, pour "s'en jeter un" avant le retour au bercail. Je faisais volontiers partie de la bande qui stationnait là pendant une petite heure, d'autant que j'appréciais cette ambiance feutrée et musicale. Les habitués se reconnaissaient. On causait de tout, de rien, on connaissait le boulot de chacun en gros, sans jamais en parler en détail: sujet tabou, on n'était pas là pour ça. Chacun travaillait "dans" quelque chose: le commerce, l'enseignement, le bâtiment. Moi, je travaillais "dans la santé". Le disquaire passait de temps en temps derrière le comptoir pour faire entendre des nouveautés, et il m'arrivait d'attraper le plateau ou servir quelques demis pour dépanner. On pourrait de nos jours qualifier ce lieu de plateforme où tous les contacts se font en temps réel et physiquement.

Le lendemain matin, à l'hôpital, j'enfilais ma petite blouse d'externe.

On croisait aussi tous les soirs quelques éléments autochtones. Mon colocataire avait la terreur des "histoires de drogue". Un dénommé Momo passait souvent vers vingt heures, toujours accompagné de sa court, dans un splendide manteau de cachemire, quelle que soit la saison. Il buvait deux ou trois verres qu'il n'avait même pas besoin de commander ni de payer. Sa présence suffisait à garantir l'absence de revendeur, et éliminait parait-il tout risque de bagarre. Quatre prostituées travaillaient sur une petite place à quelques pas. Elles se revendiquaient "indépendantes", et exerçaient leur métier dans deux appartements qu'elles louaient dans un même immeuble. Elles étaient également patientes du propriétaire des appartements: il exerçait la gynécologie dans l'immeuble mitoyen. Mon colocataire les connaissait très bien mais ne les voulait pas dans son bistrot. On leur servait dehors un demi qu'elles dégustaient sur le trottoir d'en face, assises sur un capot de voiture, attendant parfois un client qui prenait une boisson de l'autre côté de la vitrine.

Le lendemain matin, à l'hôpital, j'enfilais ma petite blouse d'externe.

Alors, le jour où un très cher ami de mon colocataire a enfin monté "son affaire", nous avons été tout naturellement invités à l'inauguration du nouveau lieu de perdition.

Gloria Estefan venait de commencer à se faire connaître en Europe en passant par l'Espagne, les papis du Buena Vista Social Club étaient encore tous de ce monde, et mes compatriotes découvraient tout juste l'existence de Cuba et de ses musiciens. Le disquaire l'avait prédit: la vague Cubaine ne fait que commencer, il faut surfer, et donc l'ami du bistrotier, appelons-le Dominique, en a fait le thème de "son affaire".

Bien lui en prit: la vague était belle, longue. Dominique voulait une clientèle plutôt jeune à partir d'une certaine heure, et plutôt fêtarde. Il voulait un endroit branché, que l'on parle de lui essentiellement par le bouche-à-oreilles, on aurait dit maintenant "faire le buzz", quitte à tolérer la présence de tout le monde. Momo passait aussi par là tous les soirs. Alors dès qu'il se passait la moindre chose dans son bar, Dominique la reprenait, faisait participer tout le monde pour faire monter la mayonnaise jusqu'à ce que l'extraordinaire veuille bien survenir. J'ai vu ainsi de mes yeux une partie de belote banale se transformer en match de rugby, et se terminer par un coup de pistolet (d'alarme) tiré en l'air, dans l'hilarité générale.

Le lendemain matin, à l'hôpital, j'enfilais ma petite blouse d'externe.

C'est comme ça que j'ai vue Josette la première fois. Elle paraissait un peu paumée. Elle était toute petite, avec une voix un peu aigüe. On la voyait pour la première fois. Elle avait déjà pas mal bu avant de venir, et avait visiblement encore de grands projets. Elle avait alpagué un loup solitaire au fond de la salle et semblait se plaindre à lui d'un grand nombre de choses. Et, au dessus du brouhaha mêlé à la musique, on l'a entendu dire :"Oh! Et pis Enculés de Granville!". Un silence de quelques secondes a suivi son exclamation, alors Dominique s'est immédiatement emparé de l'événement. Il lance un "ouaaaiiiis!" d'approbation, puis l'incite à recommencer: "Enculé de Granville!", et cette fois-ci, tout le comptoir suit: "Ouais!". Troisième essai: "ENCULE DE GRANVILLE!!!!". Il parvient à faire ovationner toute la salle. Il fait monter Josette sur une banquette, coupe la musique, lui donne un micro, et elle redémarre. Dans l'enthousiasme général, des clients offrent des tournées, les bénéficiaires se sentent obligés... la soirée est faste. Il semble que le bistrot entier pratique le hashtag en l'ignorant encore.

Le lendemain matin, à l'hôpital, j'enfile ma petite blouse d'externe du service d'alcoologie, et je rencontre dans une chambre Josette qui entre pour un sevrage. Elle explique au chef de clinique qu'elle a commencé seule son sevrage depuis dix jours, mais que c'est très dur.

Je me tiens en retrait, et je ne dis rien.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
D
je comprends mieux!
Répondre
D
Quelle vie, quelle richesse, quelle chance !<br /> Vos articles me confortent dans mon envie de faire de la médecine générale, car vous avez une belle façon de l'exercer.<br /> Merci.
Répondre