Aujourd'hui dimanche, je viens à 8 heures du matin prendre ma permanence de régulatrice libérale au SAMU de Granville. Mon rôle est avant tout de gérer un flux d'appels au préalable triés par un permanencier, et qui sont tous censés relever de la médecine générale.
Pour prendre une décision en fin d'appel, j'ai de nombreuses options: faire avec les moyens du bord, appeler le médecin de garde sur le secteur, les pompiers, le SAMU, une ambulance, orienter les patients vers les urgences, mais aussi les mettre en contact avec les urgences psychiatriques, le centre anti-poison, un dentiste de garde quand il y en a, faxer une ordonnance à la pharmacie de garde etc...
Je dispose d'une grande boite à outil, mais je suis face à deux difficultés majeures: je n'ai pas les patients devant moi, et je ne les choisis pas. Autant, les années passant, je peux imposer certaines règles relationnelles dans mon cabinet, principalement parce que j'y suis en semaine et qu'il existe des alternatives pour les patients, autant, en régulation un jour férié, le 15 est l'unique recours, on ne doit donc perdre aucun appel.
L'objectif de la régulation est de rationaliser les soins autant que possible: tenter d'adapter au maximum les moyens de l'intervention à la problématique. Nous avons tous connu en milieu rural l'intervention des pompiers + 1 ou 2 médecins de garde, pour peu qu'on soit en bordure de secteur, pour une chute à vélo annoncée au téléphone comme un "accident de la voie publique", et dont la victime était d'ailleurs déjà repartie sur sa petite reine à notre arrivée. Il m'est aussi déjà arrivé de trouver un patient en arrêt cardio-respiratoire à son domicile à 4 heures du matin, et d'entamer un massage cardiaque en me disant:
- 1: c'est pas facile de téléphoner en massant.
- 2: les pompiers volontaires, ils en ont pour au moins 20 à 30 minutes pour arriver.
- 3: le SAMU, ce sera 1 heure.
Notre objectif est aussi de désengorger les services d'urgences et soulager les médecins effecteurs, qui font des gardes en plus de leurs 55 ou 60 heures hebdomadaires: régler pour eux les appels qui n'induisent pas de consultation, comme les nombreuses questions de pharmacologie, et élaguer les problématiques avant de les appeler. Il est moins difficile et moins risqué d'être réveillé la nuit par une personne qui vous indique posément où aller pour à peu près quoi, que de tenter d'analyser une situation, après un réveil brutal en plein sommeil, avec une personne affolée au bout du fil. Nous régulons aussi les appels des médecins de secteur en montagne: ils sont peu nombreux, isolés, travaillent beaucoup, et les gardes leur reviennent très souvent.
Je prends donc ce matin à 8h02 le premier appel.
Le papa d'un enfant de 4 ans VEUT voir le médecin de garde parce que son fils a mal à l'oreille. Il a déjà appelé cette nuit, et maintenant, il VEUT AVOIR un médecin.
Je reprends l'anamnèse. L'enfant n'a pas d'antécédent, il a le nez qui coule depuis 3 jours, il a eu mal à une oreille cette nuit, il n'avait pas de fièvre. Le papa a appelé à minuit et demie parce que l'enfant pleurait, le régulateur lui a dit de donner du paracétamol, et l'enfant s'est endormi une heure plus tard. Ce matin, l'enfant dort encore quand le papa appelle.
- Est-ce qu'il a toujours mal?
- Il dort.
- Donc il n'est pas trop gêné par la douleur...
- Non, il a mal, mais il dort. Je veux qu'il voie le médecin.
Je ne sais pas de quelle teneur a été la nuit du médecin de garde sur ce secteur, mais je suppose, pour le vivre de temps en temps, qu'il préfèrerait que le téléphone sonne un peu plus tard pour un dimanche, d'autant que l'enfant, lui dort.
- Je vous propose d'attendre que votre enfant se réveille, et de voir à ce moment là s'il a de la fièvre ou s'il a mal, on pourra toujours appeler le médecin de garde à ce moment là.
- Non mais c'est pas possible, ça fait DEUX FOIS que j'appelle, qu'est-ce qu'il vous faut?
Je me risque:
- Le médecin de garde n'est peut-être pas encore disponible, et votre enfant dort encore, on peut temporiser.
- Qu'est-ce qu'il fout? il est encore au pieu? Moi je dors pas au boulot. Il est de garde, il a qu'à bosser. Si c'est comme ça on va aux urgences.
Le chantage aux urgences est un argument qui revient de plus en plus souvent quand les patients n'obtiennent pas un rendez-vous à leur convenance: "quoi? 15H30? je préfère aller aux urgences!".
J'avoue que je me suis sentie un peu piquée au vif: je ne voulais pas débuter ma permanence par une consultation a priori sans grande utilité.
Mon interlocuteur embraye:
- Aux urgences, au moins, ils bossent tout le temps, eux. Ils dorment pas, eux, c'est le service public.
Et oui, c'est le service public, mais il leur arrive aussi de dormir, et heureusement. Nous, libéraux, nous participons à la permanence de soin qui est un service... public, mais assuré par le privé. Je ne suis pas là pour lui expliquer, ça prendrait du temps, je ne sais pas s'il pourrait le comprendre, et je crois qu'il s'en fout. Pendant ce temps là, les appels s'accumulent sur mon écran dans la rubrique "salle d'attente", le coup de feu commence, il faut que j'avance.
Il en rajoute une couche:
- Et pis en matière de santé, il faut surtout pas plaisanter avec les enfants, c'est vite grave.
Il ne sait pas que j'ai 3 enfants qui ont aussi eu mal à l'oreille la nuit, pour qui il m'arrive aussi de me lever pour donner un paracétamol, et qui, comme tous les enfants, s'en remettent très bien.
Je ne réponds pas, je lorgne le dernier appel qui vient de s'afficher, que le permanencier a résumé: "femme, 50 ans, en chimio pour un cancer du sein, fièvre++ depuis ce matin" et que pressens bien plus vital.
Je cède à la pression.
- Bon, je vais vous mettre en contact avec le médecin de garde.
- Il faut pas le prendre comme ça, puisque ça ne vous intéresse pas. Moi, puisque c'est ça, je peux aller aux urgences.
Cette fois-ci, je ne veux plus me laisser embarquer:
- JE VOUS METS EN CONTACT AVEC LE MEDECIN DE GARDE, VOUS RESTEZ EN LIGNE.
Je résume brièvement la sitation au médecin de garde, en lui faisant part de l'échange, et je lui passe.
Je suis sur les nerfs, c'était mon premier appel.