5 Avril 2013
Dans la vie d'un jeune cheval, le débourrage est un temps très important. C'est le moment où on va lui mettre pour la première fois une selle sur le dos, la sangler, dans le but d'y faire monter un cavalier. Pour le cheval, le dos, c'est la partie sensible. C'est la partie de son corps qu'il voit peu, et c'est la partie qui est la plus exposée aux prédateurs. C'est donc la partie de son corps qu'il défend le plus. C'est justement là que le cavalier voudrait bien s'installer, où il serait le plus confortablement installé.
En fait, beaucoup de choses se jouent avant le débourrage. Préparer le poulain, lui faire accepter la présence de l'homme, son contact, ses mouvements, et lui faire accepter de bouger avec lui et à ses côtés, ce travail est un préalable indispensable, et mieux il est fait, plus facile et de meilleure qualité sera le débourrage.
Les chevaux ont bonne mémoire, et fonctionnent beaucoup par association. Un débourrage fait dans le calme et la décontraction ne laissera au poulain qu'un vague souvenir. Se balader avec un individu sur le dos deviendra rapidement pour lui une routine. En revanche, un coup de stress, et l'excès brutal d'adrénaline à ce moment là risquera de se reproduire chaque fois que le cavalier monte sur le dos du cheval: le cheval bouge, se tend, échappe au contrôle, et peut devenir dangereux. Un débourrage tendu ne condamne cependant pas un cheval. Le relâchement sera plus long à venir, et se fera avec la force de l'habitude. Il suffit parfois de mettre la mauvaise expérience à l'écart: laisser le cheval au pré quelques mois, lui faire oublier le travail, et tout reprendre à zéro. Avec du temps, de la patience, on arrive à tout.
Personnellement, en matière de médecine d'urgence, je peux dire que le débourrage a été désastreux.
La médecine d'urgence a ça de commun avec l'équitation qu'elle est en grande partie héritée d'une pratique de guerre. Nous avons la chance de vivre la paix dans notre pays depuis maintenant plusieurs générations, mais une partie du vocabulaire est restée: on parle encore de garde, de première ou dernière ligne...
J'ai fait ma première garde d'interne le premier jour de mon premier stage. Comme je faisais mes études dans une région géographiquement étendue, et que la pénurie de médecins et d'interne faisait fureur dans les hôpitaux de périphérie, je me suis retrouvée, pour mon premier stage à cent cinquante kilomètres de l'appartement où je vivais en couple depuis un an. Gracieusement, l'hôpital nous mettait à disposition une chambre en internat: un couloir était réservé aux internes, nous disposions de chambres avec éclairage au néon, lit à roulettes réformé garni de son matelas plastifié, prise d'oxygène et téléphone au tarif hospitalier prohibitif. Les études médicales s'allongent, et elle est curieuse, la perspective de vivre trois ans en collectivité à vingt-quatre ans, quand on vit déjà en couple: couloir, chambre, réfectoire, pièces communes...
Le hasard du tableau de garde me met donc "au feu" dès le premier soir. Me voilà promue interne, ou plutôt "résidente de médecine générale", après six ans d'étude, avec la liberté et la responsabilité de prescrire. Je viens de passer quatre ans à regarder faire les internes en gardant les mains dans le dos, ou alors trier des courriers, une matinée à écouter la présentation des lieux, un après-midi à découvrir un service de médecine, et me voilà propulsée avec une consoeur en première ligne dans un service d'urgences pour une nuit entière, avant de rejoindre directement mon service le lendemain matin. Nous sommes heureusement supervisées par un médecin sénior aguerri, lui.
Une sonnerie particulièrement agressive retentit chaque fois qu'un patient franchit la porte d'entrée.
Les premières minutes de garde sont mises à profit pour nous faire visiter les lieux, nous montrer où est quoi pour faire quoi, et nous nous regardons, avec l'autre interne: on va faire tout ça? Mais sait-on faire tout ça?
La première sonnerie retentit, et nous nous regardons de nouveau. Je prends mon courage à deux mains, il faudra de toutes façon tout affronter, alors j'y vais la première.
Je vois arriver une femme âgée, à demi-assise sur un brancard, un masque à oxygène sur le visage. Elle est déjà en chemise, et elle est terriblement essoufflée. Elle fait du bruit en respirant. Je sort mon stéthoscope, je l'ausculte, j'entends plein de choses. Ca siffle. C'est de l'asthme? Ca râle. Elle n'a pas de fièvre. Une infection, alors? Je crois reconnaître des crépitants. Elle est bien colorée, ne transpire pas, mais a du mal à parler. Elle n'arrive pas à répondre à mes questions, et je ne sais pas dans quel ordre les poser. On me tend une ordonnance, ça doit être la sienne. Je ne reconnais que la moitié des médicaments, parce que je ne connais que ceux qui sont utilisés souvent à l'hôpital. J'ai aussi du mal à déchiffrer, à croire que je ne lis pas encore le toubib couramment.
Heureusement, le sénior arrive. il est sympa au premier abord, très décontracté, la plaisanterie et la dérision faciles. A l'entendre parler, rien n'est compliqué, chaque problème a sa solution, il suffit de se débrouiller.
Je commence à y penser, et il le formule tout haut.
- Elle est en OAP, là!
Oui, c'est ça, l'Oedème Aigu du Poumon. C'est bon, j'ai compris de quoi il est question. Je n'ai plus qu'à ouvrir le bon tiroir et dérouler ma question d'internat. OAP. L'émotion commence à m'envahir. J'ai du mal à me concentrer. Reprenons dans l'ordre: Orientation Diagnostique. Comment vais-je pouvoir faire de l'ordre avec tout ça. Elle a du mal à respirer, elle a pas l'air très bien, je vais peut-être devoir sauter la case "orientation diagnostique" et celle de la "physiopathologie" pour aller directement au paragraphe "traitement", ça me parait plus utile. Mais si je n'ai pas la cause, j'ai peur de faire une connerie avec le traitement. Laquelle? Et bien je ne sais même pas, mais mes pensées s'embrouillent, la patiente ne va pas bien et le temps file. Je l'ai pourtant eu du premier coup, ce certificat de cardio, la question est bateau, et je me retrouve les bras ballants sans savoir quoi dire ni quoi faire.
Dans mon tourbillon, j'entends la voix du sénior qui parle à une infirmière:
- Tu poses une voie, et tu prélèves.
Oui, je me rappelle, pendant une conférence d'internat, l'intervenant nous avait conseillé, en cas d'urgence: "pensez tuyaux: voie veineuse, cathés, sondes etc...".
Va pour la voie veineuse, et je m'en veux déjà de ne pas l'avoir dit avant. Même les scénaristes de cinéma y pensent!
Bon, et il va falloir y mettre quelque chose d'utile dans cette perfusion. Je me concentre, je me sens inutile, et j'entends le sénior qui continue, calmement:
- tu lui mets un LASILIX, et tu prépares un LENITRAL au pousse-seringue.
Bon sang, les noms de ces médicaments, je les connais par coeur. Sur une copie, je les sors en un claquement de doigts, et là, dans un service d'urgences, je me retrouve plantée comme un piquet, toute droite dans ma blouse, incapable de faire autre chose que d'encombrer le passage, alors que c'est moi qui devrait diriger tout ça dans l'ordre.
Je vois toute l'équipe qui s'active autour de cette dame, et je m'assieds dans un coin, je me résous à juste observer, démoralisée, en me disant que je saurai peut-être un peu mieux quoi faire la prochaine fois. J'ai l'impression que les six ans passés à la fac, dont trois passés aussi parallèlement à travailler comme aide-opératoire dans des cliniques n'ont servi à strictement rien. Une infirmière arrive:
- C'est bon, ils ont une place en cardio, ils l'attendent.
Puis arrivent deux brancardiers.
La patiente semble aller mieux, elle respire de façon moins bruyante et moins saccadée. Le sénior est juché sur un tabouret, et remplit un dossier qu'il tient sur ses genoux.
La patiente est installée sur un lit, les brancardiers posent le dossier sur ses jambes et disparaissent avec elle au fond du couloir.
Je reste assise, et j'attends la prochaine sonnerie.
Le sénior finit de voir une autre patiente dont s'occupe l'autre interne, et qu'ils font sortir quelques minutes plus tard.
Le service est de nouveau calme, les recoins sont sombres, je n'entends plus que le bourdonnement des néons.
Le sénior se met à bailler.
- Bon, y a plus personne, je vais me coucher.
Je reste assise, assourdie par le calme, j'essaie de ramasser mes pensées.
Quelques minutes plus tard, le téléphone sonne, une infirmière décroche, dit quelques phrases, raccroche, et s'adresse à moi:
- C'est la cardio, il faut que tu aille faire un constat de décès: l'entrée de tout à l'heure. Tu verras, ça, c'est pas dur à faire.