Pour les deux ans de ma fille aîné, j'ai reçu par la poste un paquet émanant d'une personne de ma famille, expédié six mois après la date fatidique. Ce paquet contenait un jeu de dominos en bois qu'elle possède encore, et une petite carte avec cette inscription: "Avec une mère médecin et un père musicien, vous n'allez pas m'embêter avec la ponctualité". Je l'avoue, j'ai adoré, et j'en ris encore.
Car oui, nous, médecins, sommes rarement accordés avec les chronomètres, et moi la première, et essentiellement dans le cadre de mon travail.
Comme je suis un être humain, m capacité de concentration totale reste limitée dans le temps. Des études ont bien montré qu'il était très difficile de rester en totale concentration sur des durées qui excédent vingt minutes. Et effectivement, la durée de consultation considérée comme standard est de quinze minutes. Cette durée est établie par l'usage, surtout depuis que les médecins se sont mis à recevoir les patients sur rendez-vous.
Car, en effet, la diversité de nos pratiques rend quasiment impossible une organisation rationnelle du temps. Il en est de même dans les services d'urgence.
La consultation sans rendez-vous a le grand mérite de son honnêteté vis-à-vis de l'ingérabilité du temps en médecine générale. Les heures indiquées par le médecin sur sa plaque correspondent au créneau dans lequel il accepte la venue des patients. Libre à lui et aux patients de laisser se dérouler les consultations, et à ces derniers d'attendre leur tour.
Ce système apporte un grand confort pour le médecin et le patient, dans la mesure où les consultations se déroulent sans aucune contrainte horaire. On se donne le temps nécessaire pour résoudre la problématique en question. Le revers de la médaille est, en période de pénurie de médecin, une difficulté croissante à intégrer ces consultations dans une journée de travail, car elles ne représentent pas la totalité de l'activité d'un médecin: les tâches administratives vont croissantes, ainsi que la communication entre professionnels, et, accessoirement, et comme beaucoup de mortels, un médecin est un être qui mange, boit, élimine et dort de façon quotidienne, voire pluri-quotidienne.
Pour le patient, la consultation sans rendez-vous présente aussi des avantages: la possibilité de venir de façon impromptue, seul ou accompagné, et de présenter plusieurs problématiques. Il bénéficie de la souplesse de la gestion du temps de consultation, à condition que la salle d'attente ne soit pas trop pleine, l'estomac du médecin pas trop vide. Le pendant de cette souplesse est une impossibilité d'anticiper le temps nécessaire pour bénéficier d'un acte. Venir consulter peut prendre d'un quart d'heure à une demi-journée, sans prévision fiable possible, et il faut l'intégrer dans un emploi du temps, ce qui devient particulièrement complexe pour les familles nombreuses qui composent quotidiennement avec horaires scolaires, horaires de travail, heures de repas et de sieste du petit dernier. Tous ces paramètres sont totalement dissuasifs pour certaines tranches d'âge.
Un autre aspect est la sécurité des patients: plus le cabinet est éloigné d'un centre hospitalier assurant les urgences, plus il est impératif que le médecin puisse prendre en charge les situations urgentes. Il est des contextes où patienter une ou deux heures avant d'être pris en charge s'apparente à une mise en danger. Un médecin seul ne peut pas non plus recevoir les patients simultanément, alors un tri s'avère nécessaire.
En ce sens, la consultation sur rendez-vous semble progresser. De nombreux médecins, généralistes comme spécialistes, programment les rendez-vous tout en se laissant des créneaux dédiés aux urgences. Cette organisation semble un compromis acceptable, mais implique d'autres contraintes.
Un temps doit être maintenant dédié à la prise de rendez-vous. Les patients appellent, et il faut bien répondre. La présence d'un secrétariat devient indispensable si l'on veut éviter une interruption récurrente des consultations.
Car il faut surtout éviter au maximum de les parasiter, ces consultation, puisqu'elles sont maintenant faites en temps limité. Que l'on se les prévoie en quinze, vingt ou trente minutes, que l'on s'organise en consultation courte ou longue pour tenter de s'adapter aux attentes des patients , il va falloir travailler avec un oeil sur la montre. Faire rentrer une consultation pour grippe dans quinze minutes, c'est plutôt facile. Le faire pour un diagnostic de diabète l'est moins si l'on s'applique. La consultation sur rendez-vous, c'est un peu un contrat passé avec le patient: je vous donne une heure, soyez-y, et je m'occuperai de vous. On n'arrive pas toujours à connaître les motifs de consultation officiels, encore moins les motifs cachés ou inconscients qui feront dévier le "Je suis fatiguée" en l'aveu du drame familial et de la séparation imminente, qu'il sera difficile d'éponger en quinze minutes chrono. Le reste de la salle d'attente se sent floué sur l'horaire, et il a raison.
Le contrat fonctionne aussi dans l'autre sens: vous prenez rendez-vous pour UNE consultation, je n'en ferai qu'UNE. Je demande donc aux patients un minimum d'organisation et de réflexion su le motif de leur venue au moment de la prise de rendez-vous. Je refuse donc de prendre "entre deux", comme le demandent parfois les patients. Un quart d'heure est court, "entre deux" signifierait un acte incomplet, trop court pour être compté dans un planning, mais suffisant pour apporter satisfaction au paient, qui semble dire par là qu'il se contentera d'un serrage de main, réception d'une ordonnance et éventuellement paiement pour le service. C'est moi qui me sent flouée: on m'impose de prendre la responsabilité d'un acte que je n'ai pas dirigé, et on m'impose le retard induit.
Recevoir sur rendez-vous, c'est aussi s'octroyer le droit de réguler les appels, et de participer avec les patients à la décision du délai de consultation. Au nom de l'utilité médicale, mais aussi de mon propre équilibre, ou de la gestion de mon propre épuisement, appelons-le comme on veut au gré des saisons, je me donne la possibilité de récuser des consultations que je ne juge pas utiles dans l'heure ou le jour, après négociation téléphonique et explication de conduite à tenir. Est-ce au seul patient de décider qu'il doit être vu le jour-même? Les délais de consultations de plusieurs semaines ou plusieurs mois sont acceptés venant des médecins spécialistes, qu'en est-il des nôtres?
Dans un monde où la technologie permet une accélération considérable des échanges, notre travail semble continuer à avancer de son rythme d'escargot. Dématérialiser les démarches administratives, accélérer la transmission de l'information et de l'argent est un bénéfice pour la majorité d'entre nous. Il n'en reste pas moins que recueillir les confidences d'un patient en difficulté ou examiner une personne âgée sont des temps incompressibles de la consultation.
Même munis d'une carte vitale, les patients sont encore des êtres humains avec toute leur complexité, et rendent notre métier renouvelable à l'infini.
L'informatisation du cabinet ne parviendra jamais à les faire rentrer dans des cases de quinze minutes.
Je dis et répète donc à mes patients pour être honnête: "je vous donne un rendez-vous, il est possible que ce soit à une demi-heure près, vous savez comme sont les médecins", et je les préviens toujours que les consultations sur les créneaux d'urgence ne seront pas ponctuelles.
Ils ne semblent pas m'en vouloir.