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Armance, femme, médecin (et mère) de famille

Le pari.

Madame Famille-Nombreuse m'amène régulièrement ses trois enfants. Elle m'amène toujours les trois, mais je ne dois pas forcément tous les examiner. Elle m'amène les trois à la fois parce qu'elle ne peut pas faire autrement.

Ils ont bien un papa, ces trois marmots, mais le papa est parti une bonne partie de l'année "en opé". Il est militaire, on ne dit maintenant plus "de carrière", puisqu'ils le sont tous, et il part chaque fois plusieurs mois consécutifs pour une durée qu'il ne connait pas à l'avance, et une destination qu'il ne peut révéler à ses proches, mais que j'ai vaguement devinée la dernière fois grâce au petit pendentif en malachite que sa femme arborait les quelques jours qui ont suivi son retour.

Quand il n'est pas là, Madame gère comme elle peut trois enfants, et à plein temps, car elle ne se voit pas travailler à l'extérieur. Son mari non plus, d'ailleurs, ne la voit pas faire autre chose: elle a déjà bien assez à faire avec la maison et les enfants en son absence.

Alors quand elle vient consulter, comme elle n'a personne pour les garder, elle les emmène tous.

Elle est un peu saturée, et à vrai dire vite dépassée. C'est vrai qu'elle les a eu de façon rapprochée: trois en cinq ans. Elle s'était dite avec son mari que, tant qu'à avoir le nez dans les couches, autant tout enchaîner tout de suite pour ne pas à avoir à y revenir après.

Les enfants ont un peu grandi, ils vont maintenant tous à l'école, laissant leur Maman souffler deux fois trois heures quatre jours par semaine. Le reste du temps, ils sont là et bien là. Elle s'est résolue, et se dit qu'elle n'a pas d'autorité et qu'elle est faite comme ça. Son mari, lui, il est militaire, il en a, de l'autorité. La discipline, ça le connait. Quand il est là, les enfants filent droit. Mais quand il est parti, qu'elle ne leur dit pas vraiment où ni pour faire quoi, et qu'ils entendent parler de la Côte d'Ivoire, du Mali ou de l'Afghanistan à la télé, c'est la foire. Bien sûr, ils voient Papa à la webcam le soir, mais c'est la foire à la maison.

Et effectivement, quand ils viennent au cabinet, c'est le bazar. Les autres patients dans la salle d'attente se plaignent tellement ils sont remuants quand ils sont tous les trois ensemble.

J'ai pour habitude de prendre en main l'organisation quand ils rentrent dans mon bureau:

- C'est pour qui? Bon, ben toi et toi, vous vous mettez sur le tapis avec les jouets, toi, tu viens avec Maman et moi.

C'est comme Garcimore, des fois ça marche, des fois ça marche pas. Plus on est tard dans la journée, plus ils sont crevés, et moins ça marche. Quand je sen que je ne maîtrise pas bien, je choisis le perturbateur, et je le confie seul au reste de la salle d'attente. On le retrouve toujours à la fin de la consultation, sagement assis dans un coin avec un livre, sous le regard bienveillant des autres occupants du lieu.

Sur mon insistance, la Maman a fini par prendre le pli et réfléchir à qui elle voulait destiner la consultation. Au début, elle arrivait en disant qu'elle m'amenait "celui-là parce qu'il est pas bien", mais qu'"il faut voir les autres aussi un peu". J'ai déjà du mal à tenir le quart d'heure traditionnellement alloué aux consultations, alors si je dois remettre le couvert deux fois de plus et sans savoir trop pourquoi, je sens que je vais mal travailler et dans la mauvaise humeur. Maintenant, elle a pris l'habitude: elle entre en m'expliquant clairement QUI a QUOI, et elle trouve même que c'est plus clair, et elle amène à chaque fois le bon carnet de santé.

Il y a tout de même encore des ratés.

Elle arrive un soir où elle avait pris rendez-vous pour l'aîné.

- Je sais que ça va pas vous plaire, mais est-ce que vous pouvez vérifier les oreilles de la petite? J'ai pas pris rendez-vous pour elle, elle a commencé à se plaindre dans la salle d'attente. Après, je rentre à la maison, je voudrais pas que ça empire cette nuit.

L'argumentaire est complet, je ne peux pas refuser. Par expérience, je sais aussi que les petits ne localisent pas toujours la douleur de façon fiable, alors c'est donc parti pour une consultation de plus, et sans râler cette fois-ci. La petite dernière a bien de l'énergie pour quelqu'un qui a potentiellement une otite, mais seul mon otoscope peut trancher, et, comme dit sa Maman, la nuit arrive. Je ne trouve rien de spécial en l'examinant, et je conclus avec sa Maman à une absence de diagnostic, mais surtout une absence de gravité, ce qui est le plus important.

La scène se répète exactement à l'identique quelques semaines plus tard. La Maman prend rendez-vous pour l'un des enfants, et la petite dernière se plaint de son oreille dans la salle d'attente. L'histoire me dit quelque chose, mais la période est chargée, ma mémoire me fait défaut, et je n'ai pas la certitude qu'il s'agisse bien de la même famille. Je ne dis rien, m'exécute, aboutis à la même conclusion, et laisse un petit commentaire dans mon dossier.

La scène se répète de nouveau à la consultation suivante. La Maman invoque de nouveau une douleur à l'oreille de sa fille apparue dans la salle d'attente, en évoquant d'ailleurs "une fragilité de ce côté là, puisqu'elle s'en plaint souvent", elle se demande même s'il ne faudrait pas "voir l'ORL", puisqu'à chaque fois, "on ne trouve rien".

J'appelle la petite fille qui a déjà sorti et dispersé tous les jouets contenus dans la boîte posée sur le tapis. Alors qu'elle vient à côté de moi, je la fixe dans les yeux:

- Aujourd'hui, c'est ton frère qui vient consulter, c'est de lui qu'il est question et pas de toi. Une autre fois, ça sera pour toi, mais aujourd'hui, je m'occupe de ton frère, et je ne te regarderai pas l'oreille.

Sa maman est partie très inquiète. J'ai eu l'impression de perdre des points de confiance, j'ai craint qu'elle ne change de médecin traitant, j'ai attendu quelques jours d'avoir des nouvelles d'une éventuelle otite et des reproches à propos de ma coupable négligence...

Mme. Famille-Nombreuse a continué à venir me voir, et la petite dernière n'a plus jamais eu mal à l'oreille.

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M
d'habitude je lis vos billets avec plaisir sans jamais oser commenter mais là je trouve que la façon dont vous réussissez à imposer votre autorité me cloue le bec dans le bon sens :) j'avoue que j'ai toujours du mal à obtenir de ces enfants un peu de calme et de ne pas tout casser le materiel :( <br /> (le fait que je sois remplaçante avec encore peu de pratique ne doit pas aider dans ces cas là)
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M
c'est clair qu'être remplaçante ça aide pas à s'imposer, les patients prennent des habitudes avec leur médecin et difficile de les faire adhérer aux nôtres. Un patient m'a dit un jour texto: &quot;personne ne m'a jamais examiné aussi bien&quot; (bon je venais de faire un examen neuro :). Une des raisons qui me pousserait à m'installer un jour pour &quot;eduquer&quot; mes propres patients!
D
Je suis comme MoonBlue, j'ai encore beaucoup de mal à gérer les enfants turbulents... peut-être parce que je suis remplaçante, peut-être parce que je n'ai pas d'enfant... Je ne désespère pas d'un jour savoir comment m'y prendre, mais je me dis que, parfois, j'aimerais être comme le médecin de DocteurMilie, celui qui murmurait à l'oreille des enfants... (http://www.docteurmilie.fr/wordpress/?p=390)
A
Je suis souvent plus autoritaire dans mon cabinet que chez moi, mais pas avec tout le monde. <br /> Je pars du principe que c'est moi qui mène ma barque dans mon bureau. Je me donne le droit de faire sortir un enfant s'il perturbe, sans le laisser seul (il faut qu'il y ait des adultes à-même de surveiller dans la salle d'attente, mais le simple fait d'être séparé du groupe suffit à ramener le calme), ou aussi parfois un parent pour laisser à l'enfant la place de s'exprimer. Ce n'est pas systématiquement apprécié, mais c'est très porteur sur le moment et lors des consultations suivantes.<br /> L'installation a ça de bien qu'au bout de quelques consultations, on cerne bien les patients, et on sait d'emblée avec qui il faut prendre les choses en main, et avec qui il faut au contraire s'effacer.<br /> Cet apprentissage ne se fait absolument pas en fac, ça vient avec le temps, mais il faut se donner beaucoup de temps d'observation.