Armance, femme, médecin (et mère) de famille
20 Juillet 2013
La scène a lieu dans un grand magasin.
Je ne parle pas d'un hypermarché avec ses distance interminables à parcourir entre l'huile et le sucre, le tintement métallique des chariots à provision, son éclairage fade, et ses clients au regard éternellement dans le vide. Il s'agit bien d'un grand magasin au sens historique du terme.
Celui-là a été construit au début du vingtième siècle, à une période où l'industrie locale de cette petite ville de province était particulièrement florissante. Il se voulait le fleuron du commerce moderne: on trouvait de tout et à tous les prix dans un même endroit, l'idée était à ce moment encore révolutionnaire. Pour qu'il attire bien le chaland et fasse parler de lui, il a été construit et décoré dans l'air du temps, à la toute dernière mode: tout en style Art Nouveau. Ses quatre entrées sont ornées de grandes structures métalliques assemblées avec des boulons, les mêmes que ceux de la tour Eiffel et qui ont été fondu à quelques dizaines de kilomètres d'ici, se plait-on à préciser, avec de curieuses formes qui rappellent celles des nénuphars, des roseaux et des ailes de papillon.
Cet admirable bâtiment a été très vite détruit dans les affres de la Grande Guerre.
Une guerre, fut-elle mondiale, ne suffit pas pour venir à bout de ce commerce. Dès la fin du massacre, le magasin est reconstruit. Aux boucheries succèdent les révolutions artistiques. Il est reconstruit à la mode du moment. Aux courbes et évocations de la nature de l'Art Nouveau succède l'ode à la rectitude et l'ordre de l'Art Déco. Les nouvelles lignes de ce magasin sont d'une remarquable géométrie, et célèbrent l'industrie métallurgique, celle-là même qui permit de façonner tant d'obus lors de la précédente guerre, et qui en fera façonner tant d'autres à la prochaine.
Ce magasin est bâti comme tous ceux de cette époque: au dessus d'un vaste rez-de-chaussée où les rayons sont regroupés par thème s'élève une série de galeries, souvent circulaires, toutes également garnies de marchandises. Cette architecture renforce l'impression d'immensité du lieu. De chaque endroit, le développement en hauteur du magasin est perceptible, et un coup d'oeil aux étages au dessus ou en dessous en période de grande affluence laisse la sensation d'évoluer au milieu d'une fourmilière.
Et c'est à un moment de repos, accoudée à la balustrade du deuxième étage, que j'ai un jour suivi du regard une femme qui tenait un enfant par la main.
Ce tout petit enfant marchait à peine. Je suppose même qu'il ne savait pas encore marcher tout seul. Suspendu à la main de sa mère, il basculait d'un pied sur l'autre, avec une démarche encore saccadée et irrégulière. Il portait sa main libre vers le haut et un peu en arrière, coude fléchi, son petit poing serré, comme un balancier. Dans son petit poing, il tenait un croissant. Sa mère avançait d'un pas lent, s'adaptant au rythme de son enfant et furetant dans les rayons.
En face d'eux est arrivé un aveugle, ou un non-voyant, comme on veut, guidé par un chien. Ils se sont croisés dans un passage un peu étroit entre deux rayons, où deux autres personnes stationnaient déjà. Le flux de clients s'est arrêté quelques secondes dans ce petit embouteillage.
Dans ce petit paquet de personnes contraintes de se frotter les unes aux autres, on a soudain entendu pousser un cri strident. L'enfant, jusque là occupé à étudier les nouvelles sensations que procurent le fait de mettre un pied devant l'autre s'est mis à hurler de toutes ses forces, tandis que l'aveugle a senti son chien se mouvoir de façon tout à fait inhabituelle. Il sent le chien qui se tortille, et même peut-être qui mâche quelque chose. Et il entend les cris ininterrompus de cet enfant. Il questionne: qui? quoi? qu'est-ce qui se passe? Personne n'ose lui répondre. Il ne comprend pas le mouvement de son chien, les hurlements de l'enfant, et l'apparent détachement de toutes les personnes qui l'entourent. Il imagine le pire, et insiste pour savoir. On lui répète qu'il ne s'est RIEN passé, que tout va bien, que si l'enfant hurle, ce n'est pas grave, mais personne n'ose lui dire pourquoi. Il perçoit maintenant que son chien remue la queue. Deux personnes se proposent de lui rendre service, et le raccompagner vers la sortie... lui qui venait justement d'entrer. Il sent son chien maintenant placide, assis, qui attend.
L'enfant finit par se calmer.
L'aveugle décide de repartir, le chien se lève, et jette au passage un coup de truffe en l'air, vers l'enfant maintenant réfugié dans les bras de sa mère, et qui essaye du coup de grimper encore un peu plus haut.
Lui, le chien, il l'a trouvé plutôt bon, ce croissant.