Armance, femme, médecin (et mère) de famille
9 Octobre 2013
Une fois pas an ou tous les deux ans, je suis confrontée à une consultation dont j'ai du mal à me remettre.
Je fais généralement une pause avant la consultation suivante ("La Docteur, elle est déjà en retard et elle prend un café!"), et mon esprit fait abstraction du trop plein d'émotion avec l'activité qui suit. Mais cette consultation, ou un bref instant de celle-ci me poursuivent ensuite pendant plusieurs jours, reviennent à la moindre occasion, à la première petite seconde vide. J'ai appris avec les années à user de stratégies diverses pour reprendre par la suite un cours plus habituel de ma vie quotidienne.
Il est surprenant de constater que ce qui fait le caractère traumatisant ce ces consultations n'est pas toujours leur propre contexte. Il est de nombreuses consultations que l'on appréhende à l'avance en connaissance de leur motif: devoir annoncer une mauvaise nouvelle, recevoir un patient après un traumatisme récent, on sait dès la prise de rendez-vous qu'il faudra prendre du temps, être à l'écoute et faire abstraction de ses propres difficultés. Mais ce ne sont curieusement pas toujours ces consultations, auxquelles on s'est préparés, qui déclenchent le malaise sourd qui suivra. C'est souvent dans un flot d'émotions un petit détail, un mot, une attitude, qui se trouve responsable du trouble, plus par son lien avec mon vécu personnel qu'avec le motif plein et entier de la consultation.
Face à cette situation émotionnelle mal contrôlée, chacun agit comme il le peut, avec le lourd obstacle qu'est l'obligation de garder le secret professionnel.
J'insiste pour dire "comme il le peut", car la formation des médecins souffre d'un véritable déni vis-à-vis des difficultés émotionnelles que peuvent ressentir les étudiants et les médecins qui les encadrent pendant leur formation. Les seuls enseignants que j'ai vus aborder le sujet ont été mes maîtres de stages de médecine générale, et les psychiatres d'un service hospitalier où j'ai accompli un stage d'externat.
A la fin de mes études, j'avais été personnellement soulagée de ne plus devoir côtoyer le stress quotidien des services hospitaliers associé à ce déni, et j'avais fait une croix sur les souvenirs peu plaisants, ainsi que sur l'épuisement physique et le manque de sommeil induits par le travail à flux tendu imposé aux internes, qu'ils acceptent, trop désireux d'en finir avec leur formation. Depuis que j'ai découvert que les médecins communiquent entre eux par l'intermédiaire de blogs ou de Twitter, je me trouve en contact avec de nombreux étudiants, et je réalise que, de ce point de vue, d'une part, je n'ai pas été seule à me trouver en difficulté au cours de mes études, et d'autre part, et c'est le plus dramatique, rien n'a changé.
Lorsque j'ai commencé mes études, mon entourage m'avait prévenu:"Tu vas voir des trucs durs!", depuis la dissection de cadavre en début de formation, la situation dramatique échouée aux urgences, en passant par l'accouchement catastrophique, jusqu'à la mort en direct.
De ce point de vue, personne ne s'est trompé. Il est communément admis que les soignants, en formation ou en exercice vivent "des trucs durs", et tout se passe comme s'il était communément admis qu'ils traversaient ces à-coups émotionnels sans encombre. La fréquence importante des syndromes d'épuisement professionnels ou burn-out, un taux de suicide élevé, une fréquence accrue des séparations de couple ou la simple lecture des écrits des étudiants tendent à montrer que la digestion de ces émotions ne se fait pas sans encombre, et surtout que l'attitude des soignants qui prévaut face à leurs propres difficultés psychologiques est le déni et celle du reste de l'équipe s'oriente parfois vers le rejet pur et simple.
Un interne ou un médecin qui cède émotionnellement face à une situation lourde est vite qualifié de "trop fragile" ou de "trop jeune", ou encore de "pas fait pour ça". Je n'ai jamais vu pour ma part une quelconque attitude qui vise à aider le soignant en difficulté à trouver une solution, si ce n'est la mise à l'écart: "tu es trop fragile/fatigué pour assumer ton travail de soignant, fais-toi arrêter, repose-toi, et reviens quand ça ira mieux". J'ai même vécu une fois un rejet, un jour où j'étais arrivée en retard dans mon service et quelque peu déphasée après avoir assisté à un suicide sur une voie ferrée. Le message m'a été clairement exprimé: "tu n'es pas obligée de bosser tout de suite si ça va pas, tu nous rejoindras plus tard si tu veux, et il faut absolument que tu parles de ce que tu as vu, mais pas à nous, c'est trop dégueulasse". Je travaillais dans un petit hôpital de périphérie, sans psychologue ni psychiatre sur place, avec des horaires d'interne... Invitée à me taire, je me suis tue pendant plusieurs années.
Nous apprenons parfaitement à repérer chez les patients toute une sémiologie en lien avec les différents types de réaction au stress, la prendre en charge pour prévenir ses conséquences futures, mais nous nous interdisons de le faire pour nous même, et qui plus est de simplement envisager de la prendre en charge.
Des médecins plus âgés argumentent que, de leur temps, les étudiants traversaient leur formation bon an mal an, et finissaient toujours par soutenir leur thèse et s'installer. Oui, mais à quel prix? Peut-être auraient-ils apprécié d'avoir la possibilité de faire autrement que s'endurcir par la force des choses.
Aujourd'hui, il est reconnu que le repos de sécurité pour les internes le lendemain de leur garde est une sécurité pour les patients, ce repos est enfin entré dans la réglementation: on admet que le médecin est un être comme un autre, que le manque de sommeil rend inefficace et parfois dangereux. Les règles et les mentalités progressent peu à peu.
J'attends avec impatience le jour où un soignant en formation qui réalise qu'il est en difficulté au niveau émotionnel sera considéré comme une personne à guider et non à écarter, le jour ou on invitera les étudiants, qui sont nos futurs médecins, et les soignants en exercice à s'interroger de façon pragmatique sur la façon dont ils vivent leur métier. Agir eux-même en conséquence pour leur propre bien et celui des patients qu'ils soignent ne devrai pas être considéré comme un signe de faiblesse préjudiciable pour leur cursus, mais plutôt comme un atout pour leur pratique future.