Tu m'as appelée la première fois il y a deux ans.
Tu m'as faite venir chez toi parce que tu ne pouvais pas te déplacer et que tu voulais changer de médecin traitant.
Je n'ai pas voulu écouter les griefs que tu avais contre ton ancien médecin traitant, ni ce qui t'avais motivée pour m'appeler moi. Tu as insisté, et placé par ci par là une petite allusion, un petit reproche, une comparaison. Je t'ai reprise trois fois avant que tu n'arrêtes.
Tu m'as demandée si j'acceptais de te suivre, et j'ai accepté, non pas par appât du gain, ni par éventuellement concurrence avec ton ancien médecin traitant, mais parce que, naïvement, je pensais encore que le patient avait le choix de son médecin, et que le médecin ne devait pas juger et accepter de soigner quiconque lui en faisait la demande.
Tu as commencé à m'expliquer tes antécédents: une liste longue comme le bras. Je n'ai pas réussi à tout synthétiser dès la première visite. Dans tout ce que tu m'annonçais, il y avait des choses très importantes, d'autres plus anodines, et je n'arrivais pas très bien à hiérarchiser.
Tu m'as montrée ton ordonnance avec ton traitement. J'y ai vu quinze lignes, avec de tout. Des médicaments très actifs, des anticoagulants, des anti-hypertenseurs, des psychotropes, et une série de médicaments pour soigner plus ou moins des douleurs, des petits maux, certains dont on n'a même pas la certitude qu'ils aient une action. Je garde toujours en tête un adage d'un de mes professeurs de pharmacologie: "A partir de quatre médicaments, on ne sait plus ce qu'on fait avec les intéractions". Que dois-je alors penser d'une ordonnance de quinze lignes, soit seize molécules, puisque l'un de tes médicaments en contient deux, pour une patiente de quatre-vingt-deux ans? Je connais de loin ton ancien médecin traitant, et je sais que la plupart du temps, ses ordonnances ne sont pas beaucoup plus longues que les miennes.
Au premier coup d'oeil, j'ai repéré les médicaments auxquels il ne fallait pas que je touche, ceux que j'allais remettre progressivement en question, et ceux que j'allais tenter d'enlever de l'ordonnance en premier.
Tu as insisté pour que je devienne ton médecin traitant, alors j'ai senti qu'il fallait que je fixe d'emblée mes conditions, et j'y suis allée franchement. OK, je viens une fois par mois pour le renouvellement, mais ça sera jeudi matin, et à l'heure ou moi je peux. En cas d'urgence, je veux bien venir, mais appelle-moi s'il-te-plait le matin: je ne trouve aucun intérêt de passer le soir après vingt heures, je suis épuisée à cette heure-là, j'ai la tentation de bâcler le travail, et je sais que ton mari n'ira pas à la pharmacie de garde en suivant. OK, je veux bien te prendre en charge, mais comme ça, oralement, je n'arrive pas à faire des priorités dans tes soucis, alors il faudra récupérer ton dossier avec tous les courriers chez ton ancien médecin traitant. OK, je veux bien m'occuper de ton traitement, mais tu vas investir dans un cahier d'écolier qui me servira de dossier où je prendrai des notes à chaque visite.
Je t'ai dit d'emblée que j'allais raccourcir l'ordonnance, et tu m'as regardée en souriant.
J'ai attendu la deuxième visite pour commencer à peser l'utilité de tes médicaments. Il faut dire que tu étais tombée, entre temps. Tu ne t'étais pas faite mal, mais, à quatre-vingt-deux ans, une fracture est vite arrivée. Tu m'as demandée de faire quelque chose pour tes chutes, ça fait des années que tu tombes sans raison. Avec mes réflexes d'ancienne remplaçante-à-qui-on-en-profite-pour-demander-un-avis, je t'ai demandé ce qu'avait fait ton ancien médecin traitant pour ça. Tu m'as répondue, péremptoire, tes yeux dans les miens: "RIEN". J'ai ouvert ton dossier, et j'en ai extrait des courriers de deux neurologues, un cardiologue, un neuro-chirurgien, tous sollicités pour élucider un problème de chutes à l'emporte-pièce: "Cher confrère, je vois ce jour Mme. D, je ne reviens pas sur ses nombreux antécédents...". Le cardiologue dit même t'avoir posé un Pace-Maker pour cette raison. Pour tes chutes, j'ai repéré sept médicaments dans ton ordonnance susceptibles d'être les coupables. J'ai un argument de poids pour commencer à élaguer. Un anxiolytique et deux hypnotiques le soir, ça me parait risqué. J'aimerais tout remplacer par une seule molécule dans un premier temps, et moduler les doses ensuite, d'autant que tu me dis que tu ne dors pas bien. Tu prends quatre médicaments contre des douleurs, dont deux peuvent provoquer des troubles de l'équilibre, et un est d'efficacité inférieure aux deux autres, et tu te plains de douleurs. Il doit aussi certainement y avoir des interactions ou des potentialisations avec les autres médicaments que je n'ai pas repérées.
Tu acceptes de modifier les médicaments pour dormir, on tente et on verra. Mais tu me dis aussi que tu souffres d'allergies: tu as des démangeaisons, mais pas de bouton, depuis des années, personne ne sait ce que tu as, les deux dermatologues consultés n'ont pas porté de diagnostic précis. Tu n'en peux plus de te gratter, tu me dis que tu ne peux pas rester comme ça après tant d'années. Je temporise, tout de même contente d'avoir raccourci l'ordonnance d'une seule petite ligne.
Tu réussis le mois suivant à me faire prescrire un anti-histaminique: tu n'en peux plus, et ça avait marché il y a quelques années. Tu ne dors pas bien, tu veux revenir au traitement précédent. Tu n'as pas trop de douleurs. Je décide de m'attaquer à la simplification du traitement antalgique. Tu me dis que tu es essoufflée, depuis des mois, que tu ne m'en a pas parlé le mois dernier. Oui, parce que comme je note tout sur mon cahier, je te repose la question chaque fois:"depuis quand?", et je te demande chaque fois pourquoi tu occultes les plaintes d'une visite sur l'autre. Tu me regardes dans les yeux pour me dire que tu n'y as pas pensé. En t'examinant, je trouve des oedèmes. Je sais que ton coeur est fatigué. Je te propose d'augmenter temporairement les diurétiques, et là, tu me dis, droit dans les yeux: "ah, non, je ne les prend plus depuis trois semaines parce qu'ils me font faire pipi toute la matinée, et quand je les arrête, ça va mieux". Certes, tu fais moins pipi, sauf que ton coeur n'en peut plus. Je prends le temps de t'expliquer, et je répartis les doses pour que ça ne devienne pas un trop gros handicap. Je te fais remarquer aussi que tu aurais pu me le dire d'emblée que tu ne prenais plus ce traitement.
J'en profite pour essayer de te convaincre d'arrêter le veinotonique, mais tu ne veux pas à cause de tes oedèmes, tu es persuadée que "ça aide", et tu ne veux pas essayer un mois sans. Je ne les marque pas sur l'ordonnance, mais tu me dis que tu vas les acheter et les prendre quand même, puisque tu peux les acheter sans ordonnance, et que, de toutes façons, "c'est pas remboursé". Je me dis que, si un médecin de garde tombe sur mon ordonnance, il aura cette information en moins...
D'ailleurs, je doute franchement de ton observance. Je viens tous les vingt-huit jours, la plupart de tes médicaments sont vendus par boîte de trente comprimés, et il n'y a jamais de reste. Je te tends une perche en te demandant si je dois tout marquer ce mois-ci, et tu me réponds chaque fois d'un ton ferme: "TOUT!". Tu ne veux pas que j'aille faire moi-même l'inventaire dans la réserve, comme je fais chez de nombreux patients. Il m'est arrivée, en laissant traîner mes yeux dans un tiroir ouvert de ta table de nuit ou du meuble de la salle-de-bain où je me lave les mains, d'apercevoir des boîtes de médicaments que je ne prescris jamais.
De temps en temps, j'essaie de prendre ton mari à témoin, mais il acquiesce à tout ce que tu dis. "Les médicaments? Ah, non, je crois qu'il ne reste rien!", "Ah, non, elle ne dort pas de la nuit!", "Elle a mal, elle hurle!", "elle tombe, on ne sait pas pourquoi!".
De temps en temps, tu m'appelles en urgence. En temps qu'ancienne infirmière, tu sais utiliser le mot-clef qui fait que je ne pourrai pas reporter la visite. Tu sais appeler aux heures où je ne suis pas là, où la secrétaire ne fera que prendre le message, et ne pourra pas me passer la communication pour que je régule. Je trouve des post-its avec marqué "malaise avec sensation de mort imminente", "pneumopathie". Je ne dois pas être la seule avec laquelle tu brouilles les pistes. J'ai retrouvé un courrier d'un neuro-chirurgien qui décrivais ton état: "Elle est au plus mal, dans un état totalement grabataire". Le même mois, je suis passée chez toi à l'improviste après une erreur de planning, et je t'ai trouvée debout, habillée dans ta cuisine, moi qui te voyais toujours en chemise de nuit, cramponnée à ton déambulateur, entre ton lit et les toilettes.
Il est vrai que des grabataires qui se relèvent miraculeusement de leur lit, ce phénomène a déjà été médiatisé il y a quelques années: on a même vu un prisonnier très âgé vivre une seconde jouvence après sa libération anticipée.
Je n'arrive pas à te faire confiance. Je n'ai plus envie de me défoncer pour toi.
Au fond de moi, je rêve que tu te lasses de moi et que tu changes de médecin traitant. Mais comme tu es fine, tu dois le sentir, parce que chaque fois que cette idée me traverse l'esprit, tu te mets à critiquer les autres médecins généralistes de notre secteur.
Je ne t'ai pas encore suggéré de changer. J'y pense, parce que tu me mets régulièrement en situation de faire les choses à l'encontre de mes convictions, et tu me mets en position d'assumer les risques que tu prends.
Oserai-je un jour?