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Armance, femme, médecin (et mère) de famille

Mon remplacé.

Tu es parti, je n'ai pas pu te dire au revoir.

La rumeur disait que tu avais un problème, mais la rumeur... C'est la même qui m'a affirmée que j'avais eu un troisième enfant d'un deuxième mariage, alors que je n'ai jamais été mariée et que j'ai toujours vécu avec le même homme. J'aurais du lui demander, à la rumeur, qui avait obtenu la garde des deux premiers enfants.

C'est la même rumeur qui m'a aussi expliqué que je partais dans un mois avec ma famille pour "un poste salarié dans les îles", mais sans pouvoir me préciser pour quoi faire, ni pour combien de temps ni sur quelles îles.

La rumeur t'a donné pour malade, avec des diagnostics plus ou moins variés, plus ou moins précis, comme si tu n'avais pas droit, comme tout un chacun, au secret médical. Tu sais tout ou presque de tes patients, alors certains voudraient bien tout connaître de toi ou presque.

Je n'ai pas pu ou voulu entendre ce que disait la rumeur, certainement parce que je n'avais pas envie que tu vives ce que cette maladie t'a imposé.

Je n'ai pas pris le temps de te dire à quel point tu avais compté.

Et pourtant, tu n'es pas le premier qui m'ait donné ma chance pour commencer à exercer en dehors de la tour d'ivoire rassurante qu'est l'hôpital.

Lorsque j'ai poussé la porte de ton cabinet la première fois, pour chercher du travail plus près de chez moi, j'avais déjà eu plusieurs fois l'occasion de transpirer et parfois m'essorer les surrénales dans des villages bien plus isolés que le tien.

Je suis venue remplacer ton associé comme ça, comme un remplacement de plus, avec cette énorme chance de ne faire pas trop de route et de pouvoir manger chez moi le midi.

Je remplaçais dans le bureau à côté du tien, puis quelques temps après dans le tien. Le courant passait bien.

On se voyait peu au début, tu étais toujours très occupé quand je remplaçais ton associé, ou alors tu en profitais pour lever le pied, déléguer certaines choses et rentrer plus tôt chez toi le soir, pour une fois...

J'ai connu en détail le tiroir du haut de ton bureau avant de te connaître en vrai.

Le tiroir du haut du remplacé, c'est toujours son intimité. Sans avoir à y fouiller, dès l'ouverture, on devine plein de choses. Avant même que je ne l'apprenne, mon premier remplacé me laissait son bureau avec le tiroir du haut fermé à clef. J'ai découvert les tiroirs du haut chez les autres: les encombrés, les quasi-vides, les bordéliques, les ultra-rangés immuables d'un remplacement à l'autre et même d'une année sur l'autre...

Quand j'y pense, ton tiroir du haut ressemblait au mien maintenant: pas vraiment de rangement, mais l'essentiel à portée de main, en cherchant toujours un peu quand même. On y trouvait toujours, derrière la coupelle où les cartouches d'encre se baladaient dans le fond de caisse, une boîte d'anti-histaminiques et une boîte de triptans. Toi non plus, tu n'aimais pas te laisser pourrir une consultation par la migraine.

Tu n'as pas été le premier que j'ai remplacé, ni celui que j'ai remplacé le plus, mais tu as été le premier qui m'ait donné envie d'aller plus loin.

La vie de remplaçant, avec une petite famille, c'était bien: du travail mais pas trop, facile à trouver, sur des petites durées, pas de quoi rouler sur l'or, mais de quoi avoir une vague illusion de liberté. Une simple illusion, car le travail arrivait quand les médecins installés en avaient besoin, et il était convenu qu'il fallait de toutes façons se couler dans le moule du médecin remplacé pour assurer la sacro-sainte "continuité des soins".

Chez toi, pour la première fois, je ne peinais pas à faire suivre leur cours aux choses. Je n'éprouvais pas le besoin de me forcer, les patients ne semblaient jamais surpris de mes attitudes, et venaient en nombre égal en ton absence.

Chez toi, je n'avais jamais peur de ne pas y arriver ou de prendre de mauvaises décision, tout semblait couler de source.

Au fil du temps, tu ne t'es plus contenté d'un simple "Salut, ça va?".

- Tu sais, Mme. Céphalée, tu lui avait donné de la codéine. Et ben elle m'a rappelé parce qu'elle était pas soulagée, et je lui ai fait faire un scann, et on lui a trouvé une pêche. Et tu vois, moi aussi, je lui avais trouvé un examen neuro normal. Elle a été opérée, c'est un simple méningiome, elle aura pas de séquelle.

Je ne le prenais pas comme un reproche. Tu me donnais juste la suite des événements. Tu me montrais comment on construisait une démarche au fil des consultations, sans vouloir à tout prix tout évoquer ou régler en une. Je n'avais jamais appris ça à l'hôpital: on prescrivait tout tout de suite, pour ne pas perdre de temps, réduire les durées de séjour, faire tourner. Quand on cherchait quelque chose, on tapait dans toutes les directions à la fois. Tu m'as appris à prendre le temps d'observer et réfléchir.

Tu m'as donné l'envie de me poser, travailler, et voir les patients grandir, vieillir, évoluer. J'ai commencé à toucher du doigt que la médecine générale n'était pas un enchaînement de tranches de quinze minutes, mais une gigantesque tranche de multiples vies de plusieurs années.

On s'est accrochés aussi.

Tu me disais que tu en avais marre des visites à domicile, assez de repartir courir le soir après la fatigue des consultations. Moi, je trouvais qu'on en faisait trop, pour des patients qui, en cherchant bien, pouvaient venir à nous s'ils s'en donnaient la possibilité. Mais tu me disais qu'au fond, tu comprenais tellement de choses une fois passée leur porte, que tu te voyais mal travailler sans. Je me demandais si on était vraiment obligés de tout connaître des patients, et si on ne devait pas accepter une part d'ombre sur leur vie.

Tu as été le premier à accepter que je ne reçoive pas les visiteurs médicaux quand je te remplaçais. On était bien d'accord que je devais assurer la continuité des soins, et que les visiteurs n'en faisaient pas partie. J'ai été surprise au bout de deux ans de voir que tu m'avais emboîté le pas en leur fermant définitivement la porte de ton bureau.

J'ai été un peu mal à l'aise le jour où ta fille a profité de ton absence pour venir me consulter, trop contente de pouvoir avoir affaire à une femme. J'ai découvert à cette occasion comme il est périlleux de garder le secret des proches d'un proche.

Je te revois encore me faisant écouter, hilare, le répondeur de ton téléphone. On y entendait la voix de ta fille, encore adolescente, réciter ton message d'accueil, et les patients invariablement commençaient leur conversation par "Mademoiselle, vous direz à votre père que...".

Notre collaboration a pris fin bêtement, pour une histoire d'argent, sur un malentendu bien entretenu par ton associé. Il voulait cesser son activité, m'avait proposé de me joindre à vous, mais avait été un peu trop gourmand: le temps partiel et les conditions qu'il me proposaient ne me permettaient ni de faire vivre ma famille ni de travailler ailleurs pour y arriver. Alors plutôt que de te dire que l'organisation de tenait pas pour moi, il t'a asséné que je ne voulais pas travailler avec vous. Tu as pris la mouche, moi aussi, et nous avons été chacun voir ailleurs.

Nous n'avons pu rétablir les choses que plusieurs années plus tard, au hasard d'une rencontre dans un contexte qui n'avait rien de professionnel. Nous l'avons un peu regretté tous les deux, mais nous avions chacun construit notre vie professionnelle autrement.

Maintenant, tu es parti, et je pense à ta fille qui a du grandir et partir vivre sa vie, à ta femme, qui va devoir se débrouiller toute seule avec ton absence et son problème de santé que tu aidais à gérer.

Je ne sais pas si tu t'es un jour douté de tout ce que tu m'avais apporté.

Bien plus qu'un gagne-pain.

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D
Tres beau. Bravo ! Merci pour ce texte magnifique, qui me rappel ma relation avec mon ancien senior, aujourd'hui décédé...
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