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Armance, femme, médecin (et mère) de famille

A tête reposée.

C'est jeudi, c'est le jour de repos du Docteur Padici. Ce jour là, il n'est pas au cabinet, il n'est pas joignable au téléphone, il délègue tout à son associé, et d'ailleurs, dans son cerveau, il n'est même plus médecin.

Le jeudi, il découvre chaque semaine qu'il a une famille avec des enfants, une maison avec un frigo vide, des soucis avec sa banque, des cheveux qui poussent et qu'il faut couper de temps en temps, et aussi un corps et un esprit qu'il serait bon d'entretenir.

Et pourtant, ce jeudi précisément, il s'apprête à faire une entorse expérimentale à son propre règlement.

Depuis plusieurs mois, il est saturé par les demandes de papiers, ordonnances, formulaires en tout genre qu'il remplit chaque jour, "entre-deux-ça-va-aller-très-vite", avec chaque fois deux options: remplir et signer sans réfléchir, au risque de commettre une erreur, ou se concentrer sur ce qu'il fait, au risque de perdre encore du temps et avoir du mal ensuite à raccrocher sur ce qu'il était en train de faire.

Alors, cette semaine, il tente le coup.

A toutes les demandes de papier, il a répondu "pas avant vendredi!", malgré les protestations parfois violentes arguant qu'il ne s'agit que "de cliquer et imprimer, c'est pas le temps que ça prend, c'est scandaleux d'attendre vendredi!".

La légendaire disponibilité du Docteur Padici commence à en prendre un coup, mais il reste décidé à tenter l'expérience. Il s'est dit que pour une fois, il allait consacrer un temps entier pour ça, mais pas trop longtemps, hein, en pensant que s'il vient incognito pour ça, il fait que ça sans être dérangé par rien ni personne, et donc ça doit être vite plié.

Il n'en a même pas parlé à sa femme, de peur de se le faire reprocher:

- Tu rentres déjà assez tard le soir comme ça, tu vas pas encore remettre le couvert sur ton jour de repos alors que ton associé ne te demande rien! Tu le sens arriver, le beurne-aoûte, là?

Donc c'est vraiment sur la pointe des pieds qu'il passe devant le bureau de la secrétaire et entre dans son bureau, après quand même un crochet par la cafetière, parce que quand même, il reste quelques priorités.

- Ah mais Docteur, vous êtes là finalement, aujourd'hui?

- Je suis là, mais je suis pas là! Ca se voit, non?

Il a tout prévu: un post-it de grand format avec toutes des missions du jour à accomplir, une pochette où ont été groupés tous les papiers à remplir, une tasse de café, et la session peut commencer. Il a prévu de faire tout ça à tête reposée.

Hoplà papiers!

Le Docteur Padici se dit que pour plus d'efficacité, il a intérêt à commencer par les coups de téléphone. Il ne sait pas ce que sont en train de faire ses correspondants au moment où ils les appelle. Il a convenu avec eux "jeudi matin", sans préciser d'heure. Chacun a ses occupations au travail.

Il commence par l'infirmier du réseau de géronto-psychiatrie. Il tombe sur sa messagerie, comme souvent, car Le Docteur Padici sait que l'infirmier coupe son portable pendant les entretiens et rappelle toujours après. Il lui fait signe de sa disponibilité dans l'heure qui suit.

Il décide alors de contacter son correspondant infectiologue du CHU pour une patiente qu'il a revue cette semaine. Il vient de faire commencer un traitement par corticoïdes à cette patiente atteinte d'un rhumatisme inflammatoire récent. Elle lui a confié avoir eu une "brucellose carabinée" il y a trente ans, et avoir trouvé sur Internet qu'il existe une forme d'atteinte tardive qui peut prendre le même aspect que cette maladie inflammatoire. Le Docteur Padici a d'emblée admis son ignorance et son manque d'entraînement quant à la prise en charge de la brucellose sous toutes ses formes, et promis d'"en parler à un spécialiste". La patiente a elle-même reconnu de son côté sa difficulté à accepter le diagnostic et sa réticence à débuter le traitement qu'il lui propose, car la même source lui indique des risques et des effets secondaires que le Docteur Padici lui-même lui avaient annoncés.

Chose promise, chose due, il empoigne son téléphone et compose le numéro du secrétariat du service d'infectiologie du CHU. Il enchaîne une série de conversations avec des correspondants divers et variés avant d'atteindre son but: son ami infectiologue n'est pas là, alors on lui a passé un rhumatologue "pas du même service mais de la même aile", mais qui ne connait rien à la brucellose, et pour cause, et finit par l'orienter vers un autre infectiologue justement disponible pour lui répondre.

Avec l'infectiologue, ils concluent que si la patiente n'a pas d'autres troubles, il ne sert à rien de faire des recherches dans le sens de son antécédent de brucellose. Le Docteur Padici n'a pas envie de faire de zèle pour une chose qu'il n'estime pas urgente: il attendra le coup de fil ou le passage de la patiente pour lui communiquer le fruit de sa quête

Et puisque tout tombe à point, l'infirmier-psy rappelle.

Le Docteur Padici lui a demandé de passer voir une patiente de l'EHPAD qui s'agite et montre une angoisse intense toutes les fins d'après-midi, en racontant des souvenirs d'enfance tous liés à la guerre. L'équipe soignante demande au Docteur Padici de "lui donner quelque chose pour la calmer", mais comme elle déambule toute la journée dans un équilibre plus que précaire, le Docteur Padici voudrait en discuter avec le géronto-psychiatre. Mais avant ça, il lui faut passer par les fourches caudines de l'infirmier-psy qui fait une première évaluation.

Il entame donc la discussion avec lui

Le Docteur Padici se dit qu'il n'attendra peut-être pas l'avis du géronto-psychiatre pour prendre une décision.

Pensant en avoir fini avec les coups de fil, le Docteur Padici s'attaque à la pile de papiers et les lignes du post-it qui l'attendent.

La première ligne du post-it a le don de l'agacer: "Madame Indécise vous a fait remplir une demande de cure pour la station d'Eaux-Bonnes, mais elle a finalement décidé d'aller à Eaux-Chaudes, alors elle demande un nouveau formulaire".

Là, les Docteur Padici se dit que faire les papiers à tête reposée, c'est bien mais il a perdu une occasion de faire connaître son opinion à Madame Indécise.

Le Docteur Padici se jette maintenant dans une tâche odieusement répétitive: les "protocoles de soin" pour les demandes de prise en charge des soins des patients atteints d'Affection Longue Durée, ou "dossiers d'ALD" pour les intimes.

Le Docteur Padici se souvient la larme à l'oeil du temps béni où cette prise en charge était attribuée à vie pour les patients atteints de maladies chroniques.

Cette période est bel et bien révolue, et tous les ans, deux ans, trois ans, cinq ans, le Docteur Padici doit remplir un formulaire pour expliquer que le patient a toujours besoin de sa prise en charge.

Alors ça commence toujours pareil: nom, prénom, adresse, numéro de sécurité sociale etc..

Bon, mais le délégué de la CPAM l'en a assuré: le Docteur Padici économiserait beaucoup de temps en utilisant les services en ligne de la Caisse.

Seulement les ordinateurs du cabinet du Docteur Padici fonctionnent tous sous Windows XP, et l'installateur, tout comme le technicien informatique de la CPAM, l'ont assuré que c'est pour cette raison qu'il ne parvient plus à accéder aux services en ligne de la CPAM avec sa carte de professionnel de santé (CPS pour les initiés). Il lui faudrait donc tenter un accès avec ses identifiants et un mot de passe, et là... Il ne maîtrise plus rien.

Le Docteur Padici remplit ses dossiers, de plus en plus agacé par l'absurdité de la démarche pour certains patients: oui, Madame TrousDansLEmploiDuTemps a toujours la maladie d'Alzheimer, depuis dix ans maintenant, non, il n'a pas fait de réévaluation parce qu'elle ne va pas mieux, les gens qui ont cette maladie n'en guérissent jamais, mais de toutes façons, maintenant qu'elle est placée en institution, on laisse couler le temps, et on prend les événements comme ils se présentent. Alors savoir si son MMS est à douze ou quinze cette année, le Docteur Padici n'a pas pris de temps pour ça, parce que ça ne l'aidera pas à décider quoi que ce soit

Il ouvre un courrier de la CPAM, et en extrait une feuille où il est écrit en en-tête "fiche de concertation". Un médecin-conseil qui a reçu une demande de prise en charge des soins d'une patiente en ALD "hors-liste" pour une pseudo-poly-arthrite rhizomélique le remercie de sa démarche, constate que tous les critères diagnostics sont réunis, mais s'étonne de ne pas trouver d'avis de spécialiste mentionné dans le dossier.

Le Docteur Padici se sent piqué au vif, car ayant réussi à effectuer toute la démarche diagnostique et thérapeutique tout seul, il ne voyait pas l'intérêt de solliciter l'avis d'un rhumatologue qui va commencer par demander un délai de consultation de trois mois. Sentant la moutarde lui monter au nez, il décide de joindre le-dit médecin-conseil pour lui exprimer son opinion.

Il parvient à atteindre un secrétariat, mais on lui fait comprendre que le médecin-conseil est occupé, et qu'il vaut mieux qu'il remplisse la fiche avec un stylo, et qu'il la faxe s'il estime qu'il y a urgence.

Dépité, le Docteur Padici s'exécute, et embellit sa fiche de commentaires divers et variés, qu'il espère explicites percutants et pas trop agressifs

Dans la pile de papiers, la secrétaire a glissé un certificat justifiant d'une absence scolaire pour un ado.

Le Docteur Padici sort de son bureau et fait remarquer à la secrétaire qu'il avait décrété il y a plusieurs années avec son associé qu'ils ne rédigeraient plus jamais ces certificats.

La secrétaire bafouille que la Maman de l'ado lui a tenu la jambe pendant un bon quart d'heure, en racontant une histoire de conflits avec un enseignant qui aurait lâché pour clore la discussion:

-Et ben il a qu'à amener un certificat pour se justifier!

Donc elle est passée lui demander de demander un certificat au Docteur Padici pour aplanir ses relations avec l'enseignant.

Le Docteur Padici décide qu'il ne rédigera rien, et qu'il attendra une relance de la mère, si possible face à face et en direct

Puis il retourne dans son bureau en claquant la porte.

Dans la pochette, il trouve un courrier de la fac de médecine: la fac cherche à recruter des médecins généralistes pour devenir Maîtres de Stage, et prendre des internes avec eux pour les former pendant la prochaine période de six mois.

Le Docteur Padici lit ce courrier avec attention. Cette expérience le tente. Il a bien envie de s'y mettre. Mais il lui reste encore quelques appréhensions, peut-être irrationnelles, sur sa capacité à encadrer quotidiennement un jeune dans son cabinet pendant six mois.

Allez! Un peu d'enthousiasme et de motivation! Le prochain semestre sera le bon!

Il range ce courrier pas trop loin. En fait, il le garde à disposition pour "le jour où".

Il part se servir un deuxième café, quand le téléphone sonne dans son bureau.

Il hésite à décrocher, ayant bien précisé qu'il n'était pas là, et finit par céder:

-C'est Madame TrucMuche, elle veut vous parler et...

- Non!

-Si, elle a appelé pour vous dire que...

-Non, je ne suis pas là, ils se débrouillent tous sans moi d'habitude le jeudi!

-Elle dit qu'elle a vu votre voiture garée devant en passant, et du coup elle appelle pour savoir si...

-DEMAIN!

Le Docteur Padici regarde son café et ne sait pas à quoi attribuer ses tremblements.

Il fait une pause et se connecte sur Twitter pour se changer les idées avant de reprendre ses tâches.

Il se lance maintenant dans ce qu'il déteste le plus: la chasse aux impayés.

Les impayés des patients sont rares, mais il a repéré une spécialiste qui oublie son chéquier chaque fois qu'elle a affaire à la remplaçante, promet de revenir et ne repasse jamais. Il avait des scrupules à appeler pour réclamer des sous à ses premières années d'installation. La connaissant mieux au fil des années, il en a moins.

Il sait qu'elle ne le prend pas mal, et qu'elle passera régler cet après-midi.

Reste le plus ardu: il ne trouve pas de trace de paiement d'une série de consultations d'un patient gendarme pour un accident de travail il y a plusieurs mois. Ila pourtant bien envoyé les feuilles du patient. Il a reçu un courrier qui lui demandait un relevé d'identité bancaire, puis un autre qui lui demandait son numéro de SIRET. Il ne voit vraiment pas ce que son numéro d'inscription à l'URSSAF venait faire là dedans, il a fini par le renvoyer, et depuis, c'est le silence. Il essaie d'appeler la caisse en question pour savoir s'il manque quelque chose, parce que, en cherchant bien, ça fait un total de huit consultations depuis dix mois.

Après plusieurs postes, il tombe sur une personne qui ne s'est pas présentée, et qui lui explique que TOUT-VA-BIEN, tout est normal, qu'il a un peu tardé à donner son SIRET, mais que son dossier suit une trajectoire normale.

Le Docteur Padici perd un peu patience.

Il reprend un café et ouvre sa boîte-mail.

Il y trouve un message d'un ami qui lui demande d'échanger une garde de régulation. Il se remémore que pendant celle de la semaine dernière, il ne s'était pas senti totalement à la hauteur.

Il était même rentré chez lui un peu honteux et amer.

Bon, mais des gardes de régulation, il va de toutes façons falloir continuer à en faire, et puis c'est un pote qui lui demande, et puis c'est galère pour tout le monde, alors il prend le temps de regarder son agenda, appeler sa femme pour vérifier qu'elle pourra assurer la soirée avec les enfants ce soir là, et répond à son copain qu'il est OK pour l'échange, et qu'il devra s'occuper lui-même de prévenir le SAMU.

Le message suivant vient de la remplaçante. Le Docteur Padici et son associé cherchent un autre médecin pour travailler avec eux. La remplaçante est intéressée. Elle l'a fait savoir, puis a fait un pas en arrière: son mari attend une mutation, mais elle ne sait pas ni où ni quand. Mais elle aimerait bien un peu de stabilité professionnelle.

Le Docteur Padici s'est donc proposé de se renseigner sur ce qui serait possible de faire.

Il appelle le Conseil de l'Ordre.

Le contrat de collaboration semble une solution intéressante.

Il télécharge des contrats-types pour les faire lire à la remplaçante et à son associé.

Il regarde l'enveloppe qui reste: il y a collecté les "événements indésirables" liés à l'usage des médicaments qu'il a pu constater depuis six mois, cinq au total.

Il les collecte pour faire les notifications au service de pharmacovigilance de sa région. Il est impliqué dans cette démarche, il s'astreint à le faire, et son Jiminy-Cricket est en train de lui de faire un dernier petit effort, pour le bien de la collectivité, pour tenter de mettre fin à la sous-notification des effets indésirables des médicaments.

Mais l'appel du ventre se fait ressentir: ce n'est pas une, mais deux heures que le Docteur Padici vient de passer dans son bureau, et il est bientôt midi.

Il entasse les papiers restants, éteint son ordinateur, et sort ranger sa tasse à café.

Lorsqu'il repasse devant le bureau de la secrétaire, il entend une bribe de conversation:

- Mais... Il ne vient pas le jeudi, le Docteur, d'habitude...

- D'habitude, non.

- Aaaaaaahhhh! Il est là, mais il ne travaille pas!

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S
Chere consoeure.<br /> Je suis tombe sur votre blog par hasard. Je suis radiologue francais installe aux USA depuis 20 ans. Et vraiment je me suis bien marre. J'ai remplace en MG il y a tres longtemps en Normandie...et je m'y suis cru. Superposant avec des extraits de fims d'une France aujourd'hui disparue j'ai passé un tres bon moment. Merci encore. Je vais lire d'autres entrees.
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D
Pas de qualificatif de forme ou de fond. J'ai lu avec grand plaisir d'un bout à l'autre. Avec facilité et grand plaisir sur la forme. Quand au fond, il en transpire une énorme fatigue...!<br /> Pense, gentille Armance à profiter de tes congés pour dormir très profondément...<br /> Puis reviens écrire si joliment avec optimisme de ton si beau et difficile métier...<br /> Sinon, tranche les amarres et va pour un temps, sous d'autre cieux, exercer ce beau métier qui est le tien...<br /> Tu sais que, dans un métier par certains cotés infiniment moins périlleux, j'ai éprouvé tous les sept ans l'impérieux besoins d'un changement. <br /> C'est la condition, selon moi, d'un équilibre durable...<br /> Quant à tl, ses conseils ne sont que de peu d'utilité...La preuve, il ne croit pas au journalier du Dr Padici!<br /> Bisous...
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L
c'est très intelligent le choix des séquences vidéos
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T
Bonjour, je lis parfois votre blog. Votre dr Padici a vraiment pas de bol: condenser en une demi-journée, ce je condense en 1 mois ! Il doit vraiment avoir la poisse. J'habite à côté de mon cabinet: en 15 ans, 2 patients sont venus me "déranger" en dehors des heures habituelles: le premier a été viré et je l'ai jamais revu, le deuxième parce que son père était décédé et évidemment j'y suis allé. L'histoire que vous décrivez est bien trop condensée pour y croire, même si bien entendu en tant que généraliste, nous connaissons tous ces galères relationnelles ou administratives ...Mais franchement là, on y croit plus. Et puis franchement, qu'est ce qu'on en a à foutre que tel ou tel patient pense qu'on travaille pas alors qu'on bosse: quand vous en aurez convaincu 1 seul, 10 derrière vous feront la même remarque. Je ne critique pas le fond de votre ressenti et du médecin fictif que vous décrivez, mais à titre personnel, je ne sais plus pourquoi on écrit autant sur la soi-disant décadence de notre métier ....D'ailleurs je me demande pourquoi, je lis encore :-).<br /> Bon courage, bon vent<br /> tlambert
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B
Sublime !
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A
à gg42gg42: Ma profession, je l'aime, ce sont les conditions dans lesquelles je suis amenée à l'exercer qui deviennent pesantes au fil des années.
G
On se demande si vous aimez votre profession
K
Ouf ! retour des docteurs tantmieux tantpis et padici sont de retour. Ils commençaient à nous manquer à Marseille et ailleurs. On se délecte à retrouver les nouvelles aventures des OS de la médecine. Alors grosses bises à vous et bel été
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A
Ha ha! Merci!