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Armance, femme, médecin (et mère) de famille

Libre-arbitre.

J'ai peut-être été faible, ou j'ai peut-être commis un délit aux yeux de la Caisse d'Assurance Maladie, ou j'ai peut-être aidé une patiente il y a quelques mois.

Madame L. est venue me voir une seule fois.

Elle avait essayé d'appeler une consoeur, en lui expliquant de but en blanc que sa fille avait de gros problèmes psychiatriques, qu'elle "était pas bien depuis quelques jours", et qu'il lui fallait "juste" et "absolument" un arrêt de travail pour pouvoir s'en occuper.

Coup de téléphone fauchant la parole d'un autre patient en pleine consultation, saturation, respect stricte des réglementations, planning bondé ou manque d'empathie, je ne m'avance pas à savoir ce qui a fait que la consoeur a refusé purement et simplement de la recevoir.

La demande m'arrive par l'intermédiaire de ma secrétaire, entre deux consultations. Elle me donne le descriptif de la situation, et ajoute une précision que la patiente a fournie, espérant me faire accéder à sa demande plus facilement, et qui a pourtant habituellement l'effet inverse: "Mon médecin fait comme ça, je l'appelle et il me fait le papier".

Elle m'assure que son médecin est absent. Elle voudrait que je la dépanne de ce papier pour trois jours.

Je trouve la demande abusive, car je ne la connais pas, et elle est en train de me demander un arrêt de travail sans qu'elle ne soit vue en consultation, alors qu'il semble qu'elle ne soit pas la personne malade. Je refuse de "faire sans voir", elle insiste, son médecin fait comme ça. Ma secrétaire lui propose de venir en consultation un peu plus tard dans l'après-midi, au mieux accompagnée de sa fille.

Elle accepte, mais vient seule, et m'explique.

Sa fille est dépressive depuis deux ans. Elle a parlé de suicide pendant des mois, et un jour, a fait une tentative particulièrement violente, en sautant par la fenêtre d'un deuxième étage. S'en sont suivis des mois de séjour en hôpital général puis en hôpital psychiatrique. Aucun diagnostic précis n'a été posé, mais on a prononcé le mot de "psychose" devant ses parents.

Depuis, elle a arrêté ses études, son travail, n'a plus de vie sociale, et vit chez ses parents depuis un an, maintenant un semblant d'équilibre avec un traitement médicamenteux lourd, et des séances de psychothérapies hebdomadaires.

Et arrive l'été. L'hôpital fonctionne au ralenti, les personnels prennent leurs vacances à tour de rôle. Les visites chez le psychiatre et le psychothérapeutes s'interrompent mi-juillet, et doivent reprendre début septembre.

Les parents se sont débrouillés pour faire coïncider leurs congés sur cette période. Car le gros problème de leur fille, c'est que l'angoisse la submerge et les idées suicidaires reviennent dès qu'elle est seule, ou qu'elle sait qu'elle va l'être.

Une psychiatre a bien mis en garde les parents lors d'un entretien: elle trouve qu'ils sont peut-être un peu trop présents avec elle.

Les vacances se sont bien passées, et les parents on repris espoir. Ils se sont même dits que de leur reprise de travail n'était éloigné du premier rendez-vous avec le psychiatre que d'une semaine, et qu'ils pensaient pouvoir laisser leur fille seule pendant la journée.

La désillusion a commencé la veille de la reprise, donc un dimanche, où leur fille s'est sentie angoissée et a évoqué la possibilité de tenter à nouveau de se supprimer, et refuse maintenant de sortir de sa chambre.

Tout en écoutant Madame L., j'accède au dossier de sa fille qui est suivie par mon associé. Je ne trouve aucun compte-rendu d'hospitalisation, les psychiatres de l'hôpital voisin ayant peu de goût épistolaire, ou l'administration leur restreignant drastiquement l'usage des timbres, mais je trouve une consultation mentionnant une hospitalisation récente dans le-dit établissement, avec des dates à peu près concordantes.

Elle m'explique qu'elle a besoin de trois jours.

Trois jours pour s'organiser, elle ne sait pas encore comment, rester avec sa fille, trouver quelqu'un pour rester avec elle les trois jours suivants, peut-être appeler le psychiatre qui doit être rentré, ou peut-être emmener sa fille aux urgences psychiatriques, mais elle ne pense pas qu'elle soit mal à se point là.

Je me trouve dans la situation de mettre en balance sa situation telle qu'elle la décrit, le risque supposé pour sa fille que je ne connais pas, la réglementation sur les arrêts de travail, le respect de la règle commune à tous...

Je lui fais parler d'elle, et elle avoue qu'elle dort mal depuis longtemps, est fatiguée, a du mal à se concentrer, particulièrement au travail, car elle s'imagine régulièrement que sa fille est en train de se suicider alors qu'elle est partie au bureau.

Alors oui, en dépit des réglementations, des recommandations et des statistiques sur les arrêts de travail, j'ai délivré le papier à Madame L., en laissant un message au secrétariat du psychiatre et en demandant à Madame L. de me rappeler dans les deux jours pour me confirmer si le contact avait bien été pris avec lui.

Je l'ai fait parce qu'elle m'a convaincue de la nécessité de le faire. Nous avons essayé ensemble d'envisager d'autres solutions dans l'urgence, et nous n'avons pas trouvé.

Dans la pesée des enjeux, l'angoisse de la patiente, le risque supposé de passage à l'acte pour sa fille, le bénéfice attendu le l'arrêt de travail, la réglementation, j'ai fait pencher la balance du côté de la patiente et de sa fille.

Elle me l'a peut-être "bien vendu". J'ai peut-être été faible à ce moment-là. J'ai peut-être été pas assez méfiante, ou trop perméable à son angoisse, ou simplement empathique.

Nous avons négocié.

J'ai gardé mon libre-arbitre.

J'espère pouvoir le garder longtemps.

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D
Bonsoir, j admire votre gestion de la consultation, vraiment pas facile et je trouve que vous avez posé les bonnes questions pour prendre votre décision, bravo!.
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T
Vous avez très bien réagi ! Tous les patients sont différents et le rôle des professionnels de la santé est de s'adapter mais aussi de faire au mieux. Si au fond de vous-même vous savez que vous avez pris la bonne décision, alors il ne faut pas se poser autant de questions. C'est une super témoignage !
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T
Vous avez été un bon médecin, une recherche de solution, et de l'empathie. Le reste si c'est vrai, si c'est pire ou non, si c'est faux, c'est pas le plus important. L'important c'est que vous avez écouté une femme qui désespère, vous avez été un médecin.
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N
En effet 3 jours c'est le delai de carence de la Sécu dans le privé.<br /> Cette dame ne sera vraisemblablement pas indemnisée pour ces 3 jours d'absence, sauf convention collective favorable (et elles ne sont pas très nombreuses dans le tertiaire).
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P
trois jours, c'est la durée de la carence de la sécurité sociale. Cela concerne donc uniquement son employeur
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R
A toi aussi elle a fait le coup ? Elle est passé chez moi la semaine dernière...ou c'était sa sœur ? ;)
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