Armance, femme, médecin (et mère) de famille
29 Octobre 2014
Mon cabinet est à exactement douze kilomètres de Petitbled.
Petitbled, c'est un village extra.
Son nom vient directement du dialecte latino-occitano-celtique local et est la combinaison de deux mots: "petit" qui signifie "isolé" et "bled", qui dérive de "blédina, blédinae", nom donné autrefois aux céréale destinées aux âges extrêmes de la vie.
Située en bordure d'une rivière, le site de l'actuel Petitbled a montré des signes d'occupation humaine dès le néolithique, pendant l'antiquité et jusqu'au moyen-âge, où le village se développe grâce à la culture céréalière et l'élevage des bovins.
Dans ce village baigné de soleil, vous trouverez, à l'ombre du clocher de son église commencée à l'époque romane et terminée à l'époque gothique (dont la façade a été reprise ensuite en style néo-classique, soit dit en passant), un patrimoine remarquable: un petit château construit au XVIIième siècle (pas arrondissement) sur les sous-bassements d'un autre dont les fondations semblent remonter au XIIième siècle (pas arrondissement), et qui abrite actuellement les bureaux de la mairie.
Les huit cent quatre vingt habitants de ce village mènent une existence paisible, au calme, à une trentaine de kilomètres de l'agitation urbaine.
Ils profitent de l'animation que procurent les seize associations locales, et leurs enfants fréquentent l'école communale qui assure cantine et garderie de huit heures à dix-huit heures trente les jours de classe.
Petitbled s'enorgueillit de son tissu social préservé, avec son auberge, son épicerie, sa boulangerie, son camping ouvert en été, son spectacle son-et-lumières qui met en valeur le patrimoine local, et son médecin.
Le médecin de Petitbled, enfin, celui que l'on nomme "celui d'avant", faisait lui aussi partie du patrimoine local.
Fils unique, il avait pris la succession de son père, ce qui fait que, pendant de nombreuses années, quand on parlait de l'un ou de l'autre, on disait "le-Docteur-le-père" ou "le-Docteur-le-fils". Ne manquait plus que le Saint Esprit dans cette dynastie.
Le Docteur Celuidavant, appelons-le comme ça, puisque tout le monde le nomme encore comme ça, était donc une figure locale. Les anciens patients en parlent encore avec des trémolos dans dans la voix. Lui, toujours disponible, toujours présent en cas de coup dur, était attentif à ses patients de jour comme de nuit, toute l'année.
Il ne rechignait jamais à se déplacer vers qui l'appelait dans la détresse.
Il avait "un diagnostic sûr", des "traitements efficaces". En cas d'urgence, il agissait, tout de suite, il ne perdait pas de temps à réfléchir, lui, au moins. On se plait encore à conter le jour où il s'était déplacé au chevet d'un enfant qui souffrait d'un crise d'asthme grave. Tout le village s'en souvient: il a pris directement l'enfant dans sa voiture et l'a conduit lui-même aux urgences où on lui a fait des aérosols pour le sauver. Personne n'avait osé penser que ce rapt brutal et théâtral masquait peut-être un accès de panique face à manque d'équipement minimal dans sa trousse d'urgence.
Car on pardonnait aussi au Docteur Celuidavant, comme à tous les médecins, ses petits défauts. On attendait, chez lui, comme chez tous les médecins. Mais on attendait parce qu'il y avait du monde, parce qu'il était réputé, lui. Son père l'était déjà avant.
Et il avait parfois des sauts d'humeur, mais qui n'en aurait pas, travaillant avec acharnement comme il le faisait? C'est ça, les médecins de campagne, ça travaille beaucoup, alors des fois c'est un peu grande gueule.
On savait aussi son penchant pour la bouteille. Les médecin, c'est connu, tout le monde le sait, ça commence en salle de garde. Personne d'autre qu'eux n'y a jamais mis les pieds, mais tout le monde sait ce qui s'y passe, et on dit qu'il s'en passe, des choses.
Et puis, c'était un rituel. On avait appelé le docteur le soir, dans l'affolement, parce que la grand-mère avait mal à la tête et craignait d'avoir "de la tension" et de "faire un avécé dans la nuit". C'était une crainte pour beaucoup depuis que la mère du maire, alors très âgée, s'était retrouvée brutalement hémiplégique. La leçon du Docteur Celuidavant sur les risques de l'hypertension artérielle avait trouvé un auditoire. Le Docteur était venu de nuit pour prendre la tension, pour rassurer, on se sentait alors un peu gêné de l'avoir fait sortir la nuit pour finalement pas grand chose, alors, après tout, c'était aussi un ancien copain de classe:
- Vous prendrez bien un verre de blanc, Docteur? Il est tard, vous n'avez pas encore mangé. Pour vous, c'est l'heure de l'apéro!
- Alors oui, merci, pourquoi pas...
De fil en aiguille, de petit verre compensateur en repas entre notables de campagne, le Docteur Celuidavant a acquis une bonne descente quotidienne. Mais ça ne l'empêchait pas de travailler. Et puis, il était toujours aussi disponible, efficace, rassurant, avec ses deux pieds bien ancrés dans le sol.
Il avait une bonne descente, mais personne ne l'avait vu saoul au travail, personne. Tout au plus, il lui arrivait parfois de commencer très en retard la consultation de l'après-midi, après que des patients sont allés demander à sa femme si elle savait où il était.
Mais on peut lui pardonner, après tout, c'est bien connu, les docteurs sont toujours en retard.
Au crépuscule de sa carrière, juste avant son son divorce, au grand dam du maire, son unique fils n'a pas suivi le même chemin. Ce rejeton un peu voyou sur les bords mais à qui on avait pardonné quelques frasques adolescentes grâce à la disponibilité de son toubib de père, avait choisi une toute autre voie. Il n'avait même pas pris la peine de s'inscrire en faculté pour "faire sa médecine", preuve aux yeux de tous de son oisiveté et de son inconséquence. Il a fait un autre métier, construit sa vie ailleurs, et le Docteur Celuidavant, après des recherches infructueuses pour trouver un successeur, s'est résolu un jour à retirer la plaque qui ornait le mur de son imposante maison, et fermer le portail.
Les patients ont commencé à se répartir vers les cabinets alentours. Les médecins de BledPlusGros venaient justement de se grouper à trois pour pouvoir mieux s'organiser, et embaucher une secrétaire à plein temps ainsi qu'une femme de ménage.
Quelques mois plus tard, une aubaine tomba sur Petitbled.
Une "fille du pays", en fait native de Bledàcôté, mais c'est tout comme si elle était d'ici, venait de se marier et de trouver un travail à Petitbled. Le jeune couple cherchait un petit nid douillet pour convoler, prospérer et procréer. Ils démarraient dans la vie, étaient encore sans un sou, et le jeune marié était justement médecin, encore fraîchement diplômé et plein d'avenir.
Ils furent accueillis à bras ouverts par le maire.
Le jeune médecin prospecta quelque peu avant de se décider à s'installer. Les médecins de Bledplusgros venaient tout juste de se grouper, et leur activité était encore peu soutenue, alors même en partageant les charges, il était risqué d'ajouter un quatrième médecin, car la population n'était pas si nombreuse et n'augmentait pas. Les patients de Petitbled étaient encore prêts à se faire soigner sur place, car il leur fallait faire maintenant dix kilomètres aller pour consulter. Alors le jeune médecin, appelons-le Docteur Lautre, puisque c'est comme ça qu'on l'appelle encore, s'est dit que s'installer à Petitbled était une bonne solution pour lui.
Lui qui commençait dans sa vie professionnelle n'avait encore ni épargne ni bien. Il était en train d'essayer de convaincre une banque de lui prêter de l'argent pour acheter une maison ancienne qu'il voulait rénover lui-même, mais la banque lui demandait des garanties, et comme il n'était pas encore installé et n'avait même pas de local, il ne pouvait pas en fournir.
Le Docteur Celuidavant avait son cabinet dans sa maison cossue, et ne tenait pas à avoir à le rouvrir et voir défiler à nouveau les habitants de Petitbled dans son jardin.
Le maire a remué ciel et terre pour trouver une solution, trop heureux qu'un médecin vienne spontanément se poser dans son village, juste un an avant les échéances électorales.
Il a fini par convaincre un vieil agriculteur retraité de lui louer un ancien garage.
Le Docteur Lautre venait d'un autre univers, il se contentait de peu. Avec les moyens du bord, en quelques après-midis de bricolage, il a aménagé une salle d'attente et un petit bureau. L'ensemble était petit et sombre, il fallait descendre quelques marches périlleuses pour accéder, mais faute de grive, on mange des merles. Le lieu n'avait pas le côté cossu de la maison de l'ancien médecin, mais après tout, ça permettait de démarrer à peu de frais en attendant des jours meilleurs.
Et le démarrage se fit bien.
Les patients étaient au rendez-vous, satisfaits d'avoir "leur" médecin de "leur" village. Plus besoin d'aller à Bledplusgros!
Il était bien, ce médecin tout jeune, tout dynamique, tout simple. Rien à voir avec les austères blouses blanches en consultation et vestes à pieds-de-poule en visite du Docteur Celuidavant. Le Docteur Lautre arborait un éternel pull en laine écrue à motifs torsadés au dessus d'un jean usé, mais toujours propre.
Les patients appréciaient sa convivialité, bien qu'il ne fût pas de la région. Mais ils le trouvaient gentils quand même.
Ils ont été cependant surpris au début par de grands changements.
Outre le changement de local et le nouveau style vestimentaire, ils ont du s'habituer à trouver porte close un jour par semaine, et trouvèrent qu'il devenait de plus en plus difficile de mobiliser le docteur le soir.
Si un petit était fébrile, il n'accourait pas dans l'heure, mais suggérait qu'on lui donne un médicament pour la faire baisser et qu'on le rappelle le lendemain matin.
Si la grand-mère avait mal à la tête et voulait contrôler sa tension, il refusait de le faire le soir même, et demandait de venir le voir le lendemain.
Il était gentil, compétent, mais on lui a vite reproché de ne pas rassurer aussi bien que le Docteur Celuidavant. On s'est mis à le trouver froid et indifférent. Mais on lui pardonnait: il n'était pas d'ici.
Le Docteur Lautre était satisfait de ce démarrage en fanfare.
Il a fini par trouver une vieille bicoque toute usée à refaire, avoir un, puis deux, puis quelques enfants. Ils sont allés grossir les rangs des classes d'école, apportant leur pierre pour justifier les postes d'enseignants de l'école communale.
Les lundis destinés à refaire la maison et s'occuper des enfants se sont rapidement trouvés amputés par les tâches administratives, la comptabilité, le secrétariat. L'épouse du Docteur Lautre, contrairement à celle du Docteur Celuidavant, travaillait ailleurs, et ne pouvait seconder son mari.
Un accord avait été trouvé avec les médecins de BledPlusGros: chacun serait de garde la nuit pour ses patients en semaine, et un tour de garde était institué pour les week-ends.
Le Docteur Lautre fut satisfait au début de son activité de constater qu'il ne serait bloqué chez lui qu'un week-end sur quatre, mais il découvrit à la pratique, avec les réguliers appels tardifs en soirée, qu'il ne pouvait dormir sur ses deux oreilles sans mettre le téléphone sur la table de nuit que trois week-ends par mois.
Entre journées à rallonge, lundis de paperasserie, les appels vespéraux après le coucher des enfants au plus creux de la vie intime du couple, le Docteur Lautre commença à se détacher de ses idéaux dans un premier temps, puis de ses projets, et enfin de sa femme et de ses enfants.
Le couple battit de l'aile, et au bout de cinq ans, sa femme loua une autre maison et s'y installa avec les enfants.
Amer, le Docteur Lautre continua de travailler, sans passion, se demandant souvent ce qu'il faisait seul dans ce trou paumé avec ces gens qui lui paraissaient de plus en plus sollicitants.
Un mardi matin, le maire eut la surprise de trouver sur les escaliers de la mairie un amoncellement de cartons qui contenaient les dossiers médicaux des patients. Il se rendit à l'ancien garage, et trouva porte close, plaque dévissée, sans autre forme de procès.
La surprise fut totale pour tous les habitants: personne n'avait vu arriver le désastre. Ce Docteur, si gentil, si proche des gens... Bon, ok, il était pas d'ici, il était peut-être fragile, ou peut-être qu'il ne s'est pas plu parce c'était pas sa région.
La mairie réunit tous ses efforts pour en attirer un autre dans son ravissant petit village.
Il faut dire que les échéances électorales commençaient à s'approcher de nouveau, et le maire qui avait réussi à faire venir un docteur ne tenait pas à être celui qui l'avait laissé partir.
Ils eurent quelques touches, mais le garage en demi-sous-sol, même repeint, semblait freiner les prétendants.
La mairie se décida à libérer un local plus engageant et y faire quelques aménagements pour rendre l'affaire plus alléchante.
Un jeune médecin pointa enfin le bout de son nez.
Remplaçant, déjà expérimenté, déjà papa, désireux de se poser enfin, il fit vite affaire. La mairie lui louait le local qu'il n'avait plus qu'à aménager. Il y rangea les cartons de dossiers, ouvrit tout grand sa porte, et l'aventure recommença.
Ils avaient décidé avec son épouse, une fois presque posés, de "faire construire": une maison pour leur famille, il ne leur manquait plus que ça pour atteindre le bonheur tel qu'il l'avaient rêvé.
Celui-là, appelons-le Docteur Ledernier, était encore d'un autre style. Point de blouse, point de col roulé, mais des chemises fraîches toujours impeccablement repassées sur un pantalon à pinces sombre, une jolie montre, une veste chic... Le Docteur Ledernier aimait un peu plus le clinquant. Il s'offrit une voiture un peu voyante, dont il rêvait depuis si longtemps, lui qui avait passé son enfance dans un immeuble de banlieue pas très chic de grande ville, et qui avait réussi à atteindre ce métier, à la fierté inépuisable de ses parents.
Les patients en étaient contents, de ce Docteur Ledernier. Ils étaient un peu marris du départ du Docteur Lautre, et semblaient hésiter à s'attacher au nouveau. Il faut dire aussi que le Docteur Ledernier était bien du coin, mais il portait le nom de son grand père venu dans les années d'après-guerre d'un pays lointain pour aider à la reconstruction nationale. Alors, à Petitbled, on ne savait pas trop s'il était d'ici ou pas. D'ailleurs, on jasait parce qu'on ne le voyait pas à la messe, peut-être mangeait-il à un autre râtelier.
On jasait, mais on oubliait que ni le Docteur Lautre ni le Docteur Celuidavant n'y avaient jamais mis les pieds non plus.
Le Docteur Ledernier se mit au travail avec enthousiasme.
Les patients vinrent le tester, puis l'approuver, comme ils avaient fait avec le Docteur Lautre.
Le Docteur Ledernier avait besoin de travailler, il voulait y arriver, faire prospérer son cabinet, faire construire la nouvelle maison, il espérait pouvoir y ajouter une piscine. Pour cela, il fallait en faire, des consultations, et il n'avait pas peur d'en faire, de jour, et pourquoi pas de nuit: sa femme pouvait assurer la garde des enfants pendant ce temps là quoiqu'il arrive.
Il se dit qu'après tout, il pouvait ouvrir tous les jours, même le lundi si son épouse assurait la gestion du domestique.
Les patients étaient ravis. Enfin ils ne se sentaient plus dans l'angoisse à partir du samedi après-midi, quand le cabinet fermait, en se disant que s'il advenait quelque chose dans les deux jours suivants, il faudrait soit appeler le médecin de garde, soit aller à Bledplusgros et avoir recours à un inconnu. Maintenant, le tunnel se résumait au dimanche.
Le Docteur Ledernier ouvrit son cabinet six jours par semaine, et son affaire fonctionna bien.
Les journées s'allongèrent.
Son épouse avait trouvé un travail après la naissance de son troisième enfant, et ils jonglaient l'un et l'autre avec leurs horaires et ceux de l'assistante maternelle pour arriver à coucher tout le monde dans le bon lit le soir. Elle faisait chaque jour le trajet jusqu'à la proche ville. Elle y mangeait le midi avec ses collègues, l'occasion pour elle de reprendre un peu de vie urbaine. La campagne, c'est bucolique, mais c'est calme, et parfois vraiment calme.
Le Docteur Ledernier s'est mis à envisager un moyen de faire évoluer son travail.
Embaucher une secrétaire? Seul, il n'avait pas les reins assez solide.
S'associer? Petitbled n'était pas assez grand pour permettre à deux médecins d'en vivre, même en partageant les charges. Certes, Bledplusgros s'agrandissait depuis quelques années, mais le cabinet de groupe venait de se doter d'un quatrième médecin.
Il décida de maintenir le rythme en attendant que les enfants grandissent. Il verrait plus tard.
Entre l'absence de son mari et les attraits de la vie urbaine, son épouse finit par déserter les lieux en emportant les enfants sous le bras, pour se rendre dans un environnement où les distances à parcourir pour une mère de famille sont plus courtes, et en compagnie d'un homme plus présent.
Le Docteur Ledernier, submergé par la douleur, ne sachant plus inverser le cours des choses continua dans la voie du travail.
Un beau matin, les patients trouvèrent le cabinet fermé, la plaque dévissée, la maison vide.
Son départ ne fut annoncé officiellement qu'une semaine plus tard, quand sa femme appela le maire pour le lui dire.
La chasse au nouveau docteur recommença, à coup d'articles dans la presse locale pour faire part de la raréfaction des cabinets ruraux, de reportages larmoyants diffusés aux heures de grande écoute à la télévision, dont les habitants parlent avec fierté:
- Vous avez vu? C'est même passé au journal!
Mais même avec tout ça, toujours pas de nouveau médecin à se mettre sous la dent.
Les membres du conseil municipal ne manquent pas de caser l'annonce lorsqu'ils viennent consulter pour eux:
- Vous qui êtes de la partie, vous ne connaîtriez pas un médecin qui voudrait venir s'installer chez nous?
Et lorsque je questionne sur le contexte dans lequel les deux derniers sont partis, j'essuie immanquablement cette réponse:
- Non, mais là, on veut un médecin, UN VRAI!