Armance, femme, médecin (et mère) de famille
3 Mai 2014
Le Docteur Demy sort de sa maison tout guilleret ce matin.
Nous sommes samedi, et pour la première fois depuis longtemps, la météo est au beau fixe. Il part faire ses consultations.
Comme c'est samedi, il ne travaillera que le matin. Ce samedi est un peu exceptionnel pour lui: à la fin de sa consultation, il part en congé pour une semaine avec sa femme. Il part une fois par an, toujours au printemps, maintenant qu'il n'est plus tributaire des obligations scolaires de ses enfants, pour éviter les foules de la saison estivale.
Il a pu aussi facilement faire venir sa remplaçante habituelle, plus disponible à cette période de l'année.
Alors il se rend tout frétillant à son cabinet.
Son cabinet est au centre de Rochebourg, ou Cherfort, je ne sais plus très bien. C'est une petite cité portuaire Française qui attire quelques bateaux au long de l'année, et quelques touristes pendant les périodes de vacances. Le local est un peu vieillot: il a été aménagé par son prédécesseur dans les années soixante, au goût du moment. Le Docteur Demy a tout fait repeindre récemment. Il a un peu hésité à tout refaire à neuf. Finalement, il a opté pour garder l'esthétique un peu kitsch de l'époque, en réhaussant simplement les assemblages osés de couleurs acidulées.
Le cabinet est facile d'accès. Les patients peuvent se garer devant s'ils viennent en voiture.
Certains sont même venus en camion ce matin.
Mais comme le marché n'est pas loin, beaucoup de patients viennent aussi à pied, il faut dire qu'avec ce temps, c'est un plaisir.
D'ailleurs, il semble qu'un bateau de la Marine Nationale ait accosté hier soir.
Le Docteur Demy est venu un peu à l'avance. Il ouvre son cabinet, allume son ordinateur, et se fait un petit café en lisant les courriers de la veille.
A huit heures trente pétantes, il enlève le répondeur, et va chercher le premier patient dans la salle d'attente.
Il s'agit d'une femme qu'il connait bien. Elle vient parce qu'elle est enrhumée. Elle est persuadée d'avoir de la fièvre, mais ne l'a pas prise.
Le Docteur Demy se dit que s'il ne partait pas en vacances tout à l'heure, il lui ferait un brin de leçon sur la fièvre qui est peut-être là mais qu'on ne contrôle jamais alors que bon sang, c'est vraiment pas compliqué de se mettre un thermomètre sous le bras.
Elle explique qu'elle a certainement pris froid le samedi précédent: elle est sortie avec des amis, et s'est sentie fébrile le lendemain matin.
"Il faut dire qu'avec ce temps, on ne sait plus comment s'habiller. Y a plus de saison!"
Le téléphone sonne: un homme à l'accent anglophone demande courtoisement un rendez-vous. Il est émerveillé de pouvoir venir le jour même en fin de matinée, et se confond en remerciements.
Puis le Docteur Demy reçoit une Maman qui amène ses deux filles:
- C'est pour un certificat pour le sport, elles veulent faire de la danse classique. Là, il y a pas besoin de mettre "en compétition".
Le Docteur Demy commence à le savoir qu'elle a ouvert, cette école de danse: on lui demande des certificats tous les jours depuis 1 mois.
L'école de danse donne sur la place. Les acrobates peuvent se rincer l'oeil.
Pour les enfants qu'il a vus dans l'année, le Docteur Demy fait les certificats à l'oeil. Mais ces deux là sont en bonne santé et ont des parents peu inquiets: il ne les a pas vus depuis deux ans. C'est l'occasion de faire la visite en grand et de mettre à jour les vaccins. La Maman a justement amené les carnets de santé.
Le patient suivant avait appelé la veille pour prendre rendez-vous. Il vient faire renouveler son traitement anti-hypertenseur. Il ne vient pas à ce cabinet là d'habitude. Le Docteur Demy l'interroge un peu, car gêné de renouveler le traitement au long cours institué par un autre. Le patient lui explique qu'il est de passage: il est commercial, et travaille avec un collègue sur un très grand secteur.
"Je peux aussi avoir un traitement contre les allergies? Le foin coupé, ça me fait éternuer !"
Le Docteur Demy lui renouvelle son traitement pour trois mois. Le patient lui montre une ordonnance pour une prise de sang qu'il fera avant le prochain renouvellement: cette fois-ci, il verra son médecin traitant.
Le téléphone sonne, le Docteur Demy décroche, et reconnait instantanément la voix d'une patiente qu'il connait très très bien.
Il la connait, Lola, le Docteur Demy: elle dit toujours que ça va aller vite, et arrive avec un petit papier où elle s'est notée jamais moins de sept motifs de consultation. Elle n'hésite pas à le rappeler le jour-même après la consultation pour lui poser les questions qu'elle avait oublié de noter sur son post-it. Alors c'est avec une certaine délectation qu'il lui donne un rendez-vous pour le lundi suivant avec sa remplaçante. Elle le remercie et raccroche.
La patiente suivante est amenée par sa mère. Elle a quinze ans, et sa mère se plaint que sa fille ne dort pas, et veut qu'on lui donne des plantes pour dormir et des vitamines pour être en forme au lycée. L'ado est assise dans un coin, renfrognée, et met un point d'honneur à ne pas lever le regard ni sortir un mot. Le médecin tente de démêler l'histoire. Les parents de la jeune fille sont séparés, le Papa vit au Cambodge dix mois par ans, dans un endroit perdu, sans possibilité de scolarisation pour sa fille. La jeune fille est visiblement en conflit avec sa mère, et demande à aller vivre avec son père. Pendant la consultation, sa mère fait virer la conversation à la leçon de morale en prenant le médecin à témoin.
"Hein j'ai raison, Docteur?"
Le Docteur Demy propose à la mère qu'elle sorte pour le laisser discuter seul avec la fille, mais la mère prétexte un rendez-vous urgent ailleurs, elle ne peut pas s'éterniser. Il donne alors un rendez-vous à la jeune fille pour la semaine de son retour, en précisant qu'il la recevra seule. Sur l'insistance de la mère, il finit par concéder une ordonnance de magnésium. La mère serait prête à faire manger n'importe quel métal à sa fille pour que cessent les engueulades.
La patiente suivante est une petite fille. Elle a de la fièvre et tousse depuis deux jours. Sa mère pense qu'elle a attrapé froid mercredi, pendant un trajet en voiture.
La patiente suivante vient pour un renouvellement de contraceptif. Elle est en forme, et demande si, par hasard, il n'y aurait pas une prise de sang à faire de temps en temps pour "surveiller". Comme le Docteur Demy se dit que oui, tiens, au fait, il lui semble bien avoir vu passer une recommandation là-dessus, elle s'engouffre dans le thème, et demande si, par hasard, du temps qu'il y est, il pourrait pas rechercher le SIDA et tous les trucs apparentés. Elle avoue avoir une histoire sentimentale un peu complexe en ce moment.
"Et rappelez-vous que la pilule ne protège pas des infections sexuellement transmissibles!"
La patiente suivante est soulagée de venir: elle n'avait plus de corticoïde inhalés pour son asthme depuis une semaine. Elle pensait pouvoir faire sans, mais elle se voit prendre de plus en plus de VENTOLINE pour faire de la musique sans tousser.
"Chouette, je vais pouvoir reprendre la trompette!"
Le patient suivant était arrivé en avance, du coup, il a pas mal attendu. Il entre, et se met à chercher frénétiquement sa carte VITALE dans ses affaires. Il sait qu'il l'a prise, mais n'arrive pas à mettre la main dessus malgré une fouille méthodique du gros sac qu'il trimbale avec lui.
"Je l'ai cherchée partout, ma carte VITALE!"
Le Docteur Demy dédramatise pour écourter un peu. Déjà dix minutes que le jeune homme fouille son sac à la recherche de cette maudite carte, sur les quinze que le médecin avait prévues pour la consultation:
- Mais c'est pas grave, je vous ferai une feuille de soin.
Il se dit que s'il ne partait pas en vacances tout à l'heure, il lui dirait franchement que depuis le temps qu'il occupait la salle d'attente, il aurait pu inventorier ses affaires.
A ce moment, le téléphone sonne. Une patiente appelle pour prendre un rendez-vous pour le lundi suivant. Elle commence à se justifier. Elle est à Paris, et s'est faite une entorse à la cheville hier. Elle est allée dans un service d'urgences où elle a attendu cinq heures, et où "on ne m'a même pas fait de radio". Là, elle marche avec une attelle, et elle va rentrer dimanche, mais elle ne fait pas trop confiance à ces médecins Parisiens et un peu jeunots des urgences, elle voudrait l'avis de SON médecin traitant. Le Docteur Demy lui propose un rendez-vous, et laisse naïvement échapper que la patiente sera reçue par sa remplaçante.
- Ah non mais c'est pas possible! Mais comment je vais faire, moi?
- Ben vous la verrez en consultation!
- Mais non, je veux que ça soit VOUS, vous comprenez, vous me suivez depuis toute petite!
- Mais ma remplaçante a fait les mêmes études que moi, elle est compétente.
- Oui, mais non, je veux que ça soit vous!
"Je ne peux vraiment pas venir avant, mais vous ne pouvez vraiment pas me prendre lundi?"
Pour clore la négociation, il la met face à la réalité: il ne sera pas là lundi, elle a déjà été vue par un médecin hier, qui plus est pour une entorse sans critère de gravité puisqu'elle trotte sur ses deux pieds aujourd'hui, et accessoirement, il ne part qu'une semaine et pas deux ans.
Elle prend un ton peiné pour lui dire qu'elle rappellera lundi si elle a toujours mal, et qu'elle est un peu déçue.
Le docteur Demy pense à ses vacances, puis se concentre sur le genou douloureux du jeune homme qui vient enfin de retrouver sa carte VITALE.
Arrive ensuite le patient Américain. Il est en vacances, venu pour retrouver une amie, et est gêné par des allergies aux pollens. Il a oublié son traitement chez lui. Au moment de sortir l'ordonnance, l'imprimante du Docteur Demy se bloque, l'écran affiche "Bourrage Papier". Le Docteur Demy ouvre l'engin, en ressort une partie des feuille prisonnières, s'énerve un brin, et décide de rédiger l'ordonnance à la main pour ne pas plus retenir son charmant patient. Le patient regarde le papier, et commente:
- Ici les docteurs écrivent aussi mal que chez nous. Ce fait est surprenant!
Il salue poliment le médecin, et sort.
Une fois dehors, par maladresse, il laisse échapper le papier, puis le ramasse au sol, mais à l'envers.
Et d'ailleurs, quand on la lit à l'envers, l'ordonnance est en sol mineur!
Puis vient un patient que le Docteur Demy connait depuis longtemps. Ce patient est diabétique depuis quelques mois, et dans une phase de grande implication dans sa maladie. Il ne prend pas encore de médicaments, et commence à s'initier à la diététique. il vient avec un bilan sanguin qui s'est nettement amélioré depuis la dernière fois, mais qui n'est pas encore tout à fait optimal. Il explique au médecin qu'il est beaucoup allé se renseigner sur internet, sur des sites médicaux et sur des forums, et qu'il voudrait tenter d'améliorer encore son régime. Le docteur lui explique que, pour commencer, s'il veut bien maîtriser ce qu'il mange, il n'y a pas d'autre solution que de cuisiner soi-même, et il insiste car il sait que son patient ne l'a probablement jamais fait. Le patient est avide de conseils diététiques et culinaires.
"Y a pas de secret, il faut faire soi-même, sinon, c'est toujours trop gras, trop salé ou trop sucré".
Après l'examen, pendant qu'il se rhabille, son médecin, à qui il a déjà confié une bonne partie de sa vie intime, lui demande:
- Et sinon, à part ça, ça va?
En gros, il s'est pris un rateau il y a longtemps, et il a toujours du mal à s'en remettre.
La patiente suivante fond en larmes dès son arrivée. Elle voudrait un arrêt de travail parce qu'elle en peut plus. Le Docteur Demy s'assoit, se tait, et se dit que oui, on est bien samedi, il est bien midi moins cinq, mais qu'après, il part en vacances.
Elle sanglote. Elle sort du boulot, et c'est tendu: elle bosse dans un centre d'appel, avec des horaires incohérents, et doit enchaîner les appels à un rythme effréné. Leur employeur vient de leur imposer un nouveau système qui déclenche automatiquement une conversation dans le casque chaque fois qu'elle raccroche. Elle ne peut même plus faire de pause ou simplement boire entre deux appels. Elle tenait bien le rythme jusqu'ici, mais maintenant, elle a des soucis de logement, elle est en attente d'un appartement, mais loge chez sa mère en attendant, et ça ne se passe pas bien du tout. En fait, elle a un mec que sa mère ne supporte pas, Elles s'accrochent sans arrêt, c'est devenu un enfer.
Le Docteur Demy la laisse parler, l'écoute. Cette histoire familiale lui parait bien compliquée, voire même inextricable.
Par moment, il décroche un peu, il se l'avoue. Il a déjà un peu la tête ailleurs. Il se reprend et se reconcentre.
Avec la patiente, il négocie un arrêt de travail, il la reverra à son retour. Elle ne veut pas de médicament, ça tombe bien, il ne pensait pas utile de lui en prescrire.
Juste avant la fin de la consultation, ils sont interrompus par un homme qui frappe à la porte du bureau avec véhémence.
Le Docteur Demy, furieux d'être ainsi dérangé dans son propre bureau alors qu'il est en entretien, ouvre brutalement la porte:
- Vite, Docteur, il faut venir, il y a une vielle dame qui a eu un malaise, elle est tombée.
La patiente se lève, insiste sur le fait qu'elle allait partir de toutes façons.
Une petite foule s'accumule dans la salle d'attente, pressant le médecin de venir immédiatement.
Il se rend auprès de la vieille dame qui explique avoir trébuché et être tombée sur le côté. Elle a très mal à une hanche dès qu'elle essaye de bouger. Pour lui, ça ne fait pas un pli qu'elle s'est fracturée le col du fémur. Elle s'est aussi cognée la tête. Elle n'a pas perdu connaissance, mais elle saignait beaucoup. Toutes les personnes alentour ont déjà appelé de l'aide avec leurs portables, la régulation du SAMU est on ne peut plus au courant, et effectivement, une ambulance ne tarde pas à arriver pour emmener la patiente aux urgences.
Même la gendarmerie est là.
Là dessus, le Docteur Demy s'éclipse à travers la foule.
Il repasse mettre en ordre son cabinet, rédige un petit mot pour sa remplaçante, enclenche le répondeur téléphonique, sort en fermant la porte derrière lui, et s'envole vers ses vacances.