Armance, femme, médecin (et mère) de famille
20 Février 2014
Corinne est venue me voir vendredi en fin d'après-midi parce qu'elle avait mal aux yeux.
Le vendredi après-midi, chez les chat-noiristes dont je fais partie, c'est le moment des tuiles.
On pourrait se dire que vendredi après-midi, c'est bientôt la fin de la semaine, bientôt le repos, à condition d'avoir un samedi pas trop chargé et de ne pas être de garde le week-end. D'ailleurs, le vendredi, la majorité des patients ne dit pas "Au revoir" en partant, mais bien "bon week-end", c'est qu'ils s'y sentent déjà. Une toutes petite partie d'entre eux pense à rajouter "si vous n'êtes pas de garde", quelque part, ça met un peu de baume au coeur.
Alors on pourrait se dire que le vendredi après-midi, c'est un moment cool dans la semaine, on règle deux ou trois petits trucs pas compliqués avant d'en finir: deux rhinos de petits, quelques renouvellements...
Et bien chez les gens comme moi qui attirent les ennuis, ça ne se passe pas comme ça.
Le vendredi soir après cinq heures, une fois que ma secrétaire est partie, au moment où j'entrevois l'espoir de m'échapper en douce un peu plus tôt de mon cabinet, au nez et à la barbe de mes associés, arrive la tuile du vendredi.
La tuile du vendredi, c'est l'urgence un peu pas nette, un peu bâtarde pour laquelle on va hésiter, tourner en rond, et finalement faire des contorsions pour trouver une solution qui sera de toutes façons bancale.
C'est pas le petit en bonne santé qui a le nez qui coule et dont les parents ont peu que "ça lui tombe sur les bronches" dans le week-end. Ce problème-là se règle en deux temps trois mouvements, parfois simplement au téléphone.
C'est pas non plus la grosse urgence qui ne fait pas de doute, le patient qui arrive en occlusion: là, c'est pas compliqué, un coup de fil, un bout de courrier et hop, on l'envoie aux urgences.
Le vendredi soir, je reçois toujours une Corinne. Corinne donc a mal aux yeux depuis ce matin. Elle arrive un peu après dix-sept heures, parce qu'elle a pris rendez-vous en début d'après-midi. Elle a mal aux yeux, elle ne voit pas pourquoi, parce qu'il ne s'est rien passé de particulier, ils coulent et ils sont rouges. Lorsque je lui demande si elle y voit comme d'habitude, en espérant intimement que oui pour pouvoir étiqueter l'affaire "conjonctivite" et la régler avec un collyre, elle me répond que non, elle y voit flou depuis le début d'après-midi. L'examine ses yeux, je les rince au serum physiologique et... elle y voit toujours flou.
Donc voilà.
Je reprends l'équation: oeil douloureux + rouge + qui voit brusquement moins bien = urgence ophtalmologique.
Je ne peux pas écarter un glaucome, bien que je n'en ai jamais vu des deux côtés simultanément. Elle n'a pas pris récemment de médicament, ni de "pschitt" pour le nez.
Et Corinne y pense aussi:
- J'ai peur que ce soit un glaucome, mon mari en a eu un, et il dit que ça lui faisait pareil. Il parait que c'est souvent dans la même famille.
- Peut-être, mais là, c'est votre mari, vous n'êtes pas censée avoir de lien génétique avec lui.
Donc, le défi du moment est de trouver un ophtalmologiste pour recevoir Corinne ce soir, avec un double handicap: on est le soir, et on est vendredi.
Commençons par le plus logique:
- Vous avez déjà vu un ophtalmo?
- Non, j'en ai jamais eu besoin.
Paf! Pas d'ophtalmo-traitant à qui je puisse imposer la consultation au motif qu'il connait la patiente. Je retrousse mes manches, il va falloir partir à la pêche.
- Mes enfants y ont rendez-vous, mais dans un mois.
- Vous, vous n'y êtes encore jamais allée?
- Non, je n'ai jamais eu besoin.
Je décroche le téléphone, et je tente dans le cabinet où les enfants ont rendez-vous.
"Bonjour, vous êtes bien au cabinet d'ophtalmologie des Papillons Blancs. Le secrétariat est ouvert de neuf heures à midi et de quatorze heures à dix-huit heures du lundi au vendredi. Veuillez patienter, une secrétaire va vous répondre".
Je tombe sur une secrétaire à qui j'explique la situation.
S'ensuit une longue série de soupirs, avec en fond le bruit des pages qui tournent.
- Alors là, je vois vraiment pas ce que je vais pour faire pour vous.
- Moi, ça va très bien, c'est pour la patiente...
- Non, mais bon, j'ai un désistement lundi dans dix jour, avant, "je" ne peux pas.
- Et le docteur, il peut, lui? vous pouvez me le passer?
- Non, là, il est occupé. Non, le vous marque lundi dans dix jours, si vous voulez.
Je décline, je raccroche.
J'ai un jocker en poche. J'ai réussi à intercepter dans le carnet d'adresses de mon associé le numéro direct d'un autre ophtalmo. C'est lui que j'appelle d'habitude, passant outre son secrétariat, en cas d'urgence, et il ne m'a jamais rien refusé.
J'explique tout ceci à Corinne, et compose le numéro.
Le téléphone sonne.
Il sonne dans le vide.
Tant pis, je tente le passage par le secrétariat. Corinne fait une moue:
- Son secrétaire? Ou là là! J'ai essayé d'appeler pour les enfants, le secrétaire, c'est un cerbère.
Je tente.
"Cabinet du Docteur Miro bonjour. Votre appel a été mis en attente, veuillez ne pas quitter. Le docteur reçoit uniquement sur rendez-vous du lundi au vendredi et un samedi matin sur deux. L'accès au cabinet se fait par la petite porte de gauche. Veillez à ne pas vous garer ni laisser véhicule ou poussette dans la cour. Votre appel a été mis en attente, votre correspondant va vous répondre".
Je tombe effectivement sur le cerbère qui me répond froidement que le Docteur est pas là aujourd'hui parce qu'il est en formation, et que j'ai qu'à envoyer la patiente aux urgences.
Avec tout ça, il est déjà dix-sept heures trente, et je me dis que j'ai peut-être une chance de joindre au moins l'interne d'ophtalmo de l'hôpital. Les secrétariats ferment à seize heures le vendredi, alors j'appelle directement dans le service.
"Bonjour, toutes nos lignes sont occupées, veuillez ne pas quitter, nous mettons tout en oeuvre pour écourter votre attente".
Ce pauvre Haendel ne se doute pas à quoi peut servir cette oeuvre quelques siècles après l'avoir écrite. Lorsque je faisais des aides-opératoires, j'appelais tous les soirs la clinique où je travaillais pour connaître le programme du lendemain, et je patientais en écoutant cette musique. Depuis, je ne peux plus écouter Water-Music sans penser que "alors demain, il y a quatre stripping, un pontage fémoro-pop', une culotte aorto-bi' et une anse de dialyse".
Une infirmière décroche. L'interne n'est plus dans le service, mais elle a la certitude qu'il n'est pas parti. Il est au bloc, ou peut-être aux urgences. Elle ne veut pas s'avancer à faire venir la patiente sans son aval, parce qu'elle ne sait pas s'il va repasser par le service avant de partir. S'il est au bloc, il ne pourra pas me répondre. Elle me propose d'adresser la patiente aux urgences pour que l'urgentiste appelle ensuite l'ophtalmologiste de garde.
Je suis réticente à faire perdre tout ce temps à la patiente: le temps qu'elle aille aux urgences, qu'elle se fasse enregistrer et attende son tour, l'interne d'ophtalmologie aura quitté les lieux, et elle devra patienter dans un box des urgences qu'il revienne.
L'infirmière me passe le service des urgences.
Une jeune interne me répond. Elle n'a pas vu l'interne d'ophtalmologie, mais elle semble dépassée par l'agitation ambiante. Je service est plein, les patients font la queue dehors. Je lui parle de ma patiente, et elle agite visiblement un crucifix et des gousses d'ail dans ma direction:
- Là, ça va pas être possible, essayez de trouver une autre solution. On est débordés, ici.
Je la remercie et lui souhaite bon courage.
Quitte à appeler dans un service, il me reste celui de la clinique du coin.
"Bonjour, vous êtes bien à la clinique Bellevue. Si vous êtes un professionnel de santé, tapez 1, si vous désirez joindre directement un patient, tapez 2, pour toute autre demande, veuillez patienter, une hôtesse va vous répondre".,
Je suis un professionnel de santé, je tape 1.
Une standardiste envoie la communication dans le service d'ophtalmologie.
"Clinique Bellevue bonjour! Veuillez patienter, votre correspondant est en ligne, nous lui indiquons votre appel par un signal sonore, merci!".
L'infirmière n'a pas d'ophtalmo sous la main, mais elle me dit qu'un glaucome des deux côtés en même temps, ça ne s'est jamais vu, qu'il est peu probable que ce soit ça, ou ça serait vraiment pas de chance. Elle insiste pour me passer le service des urgences de la clinique.
"Clinique Bellevue, bonjour! Veuillez patienter, votre correspondant est en ligne, nous lui indiquons votre appel par un signal sonore, merci".
Le médecin des urgences est d'accord avec moi: il faut que Corinne soit vue rapidement par un ophtalmologiste, la faire passer par un service d'urgences serait une perte de temps et d'énergie, mais il ne sait pas comment joindre les ophtalmologistes de la clinique autrement qu'en passant par le service.
On est bien d'accord, c'est déjà ça, mais nous voilà rendus à la case départ.
J'attaque les Pages jaunes dans l'ordre alphabétique.
"Cabinet d'ophtalmologie, bonjour! Une secrétaire va vous répondre. Veillez lors des consultations à vous munir de votre carte VITALE, carte de mutuelle, et l'ordonnance de votre traitement habituel. Veuillez ne pas quitter, une secrétaire va vous répondre".
L'entretien est bref:
- Ici, on ne reçoit pas les urgences.
"Veuillez patienter, une hôtesse va vous répondre".
- Ah non, c'est IM-PO-SSI-BLE, c'est une patiente qui n'est jamais venue chez nous.
- Mais elle n'a jamais eu besoin d'ophtalmo de sa vie!
- Peut-être, mais elle n'est jamais venue avant, on ne peut pas la prendre en urgence.
Et soudain, le miracle s'accomplit, un vendredi à dix-huit heures vingt:
"Le cabinet du Docteur Dispo est ouvert du lundi au vendredi de neuf heures à midi et de quatorze heures à dix-huit heures. En dehors de ces horaires ou en cas d'urgence, veuillez prendre contact avec votre médecin traitant, ou composer le 15. Veuillez patienter, une secrétaire va vous répondre".
Je me présente, j'explique.
La secrétaire me dit:
- Ne quittez pas, je vous passe le médecin.
Elle me le passe sans musique. Je lui explique, et il me dit:
- Dites-lui de venir maintenant, demain c'est week-end.